Orwell chausait du 47
Son œuvre vient de tomber – enfin! – dans le domaine public. C’est l’occasion de redécouvrir sa puissance visionnaire. Son intégrité. Son humanité. Orwell ne déçoit jamais.
Faire un peu de place sur l’étagère. Pousser les quatre volumes des Essais, articles, lettres, si amicaux, si souvent parcourus. En profiter pour en ouvrir un au hasard. Tomber sur ce qu’Orwell reproche, lui, le polémiste-né, à la polémique politique telle qu’elle se pratique dans l’Angleterre de 1944: «On trouve insupportable de reconnaître qu’un adversaire puisse être honnête et intelligent. Clamer qu’il est un imbécile ou une crapule, ou les deux à la fois, est plus simple et plus satisfaisant pour l’esprit que de chercher à comprendre ce qu’il est réellement1.» Il n’est qu’à penser à une petite phrase sur les amish, ou à d’autres sur «Greta Thunberg, la pasionaria des bacs à sable», ou sur (complétez vous-mêmes), pour se retrouver en terrain connu.
Posée juste à côté de ces volumes (et des deux indispensables petits ouvrages de Simon Leys et de François Bordes, les meilleurs introductions qui soient à son œuvre), la nouvelle traduction de La ferme des animaux2, son inoubliable fable libertaire.
Et aussi celle de 19843. Rien à voir avec les récentes et laborieuses tentatives pour «moderniser» Orwell en mettant le texte au présent (alors que l’auteur utilise le passé), en remplaçant «novlangue» par «néoparler» et «police de la pensée» par «mentopolice». Cette traduction-ci est respectueuse, politique, souvent pertinente. Ainsi, «Big Brother is watching you» devient «Big Brother te regarde», au lieu de «vous regarde». Tutoyer pour mieux assurer l’emprise : rien de plus actuel…
Dans leur postface, la traductrice Celia Izoard et l’éditeur Thierry Discepolo reppellent les violentes attaques et les tentatives d’embrigadement dont le dérangeant a toujours été l’objet. Et pointent le fait que, si «notre monde n’a jamais été plus “orwellien”», ce n’est pas qu’il serait devenu stalinien mais parce que les organisateurs de la «vie connectée» sont en train de mettre en place au cœur des démocraties «une infrastructure totalitaire». Flots de «vérités alternatives», essor inouï des capacités de surveillance, travail de sape contre la vie privée, vies encloses dans les «parois de verre des bocaux numériques…»…
Reparution, aussi, d’Orwell anarchiste tory4, de Jean-Claude Michéa. Dans une longue, stimulante et combative postface inédite, «Orwell, la gauche et la double pensée», Michéa s’en prend avec une colère généreuse à «toutes les petites orthodoxies malodorantes qui se disputent aujourd’hui le contrôle de nos esprits» (comme disait Orwell). Ça fait du bien!
Enfin, poser sur l’étagère Orwell, à sa guise. La vie et l’œuvre d’un esprit libre5, écrit en 1966 par un de ses amis anars, George Woodcock, et jamais traduit jusqu’ici. On y découvre un Orwell à hauteur d’homme, qui chausse du 47, porte des vêtements râpés, rêve d’«une société libre, égalitaire et décente». Woodcock s’en étonne déjà: «Quand je relis ses livres et survole à nouveau ses articles, je trouve encore ses propos rafraîchissants, même vingt ou trente ans plus tard.» Orwell n’a pas fini de nous rafraîchir.
1. Tome III, Ivréa/Encyclopédie des nuisances, 1998, 367 p., 38 €
2. Libertalia, traduit et préfacé par Philippe Mortimer, avec deux préfaces inédites de l’auteur.
3. Agone, traduit par Celia Izoard.
4. Lux, 424 p., 20 €.
Jean-Luc Porquet, Le Canard enchaîné, no 5226, 6 janvier 2021