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24 janvier 2016

Nouveaux Cahiers du socialisme, 3 juillet 2011

Livre référence:
La chasse aux Musulmans

La règle, c’est l’exception !

« Le pré­sent ou­vrage sou­tient une thèse selon la­quelle la pensée ra­ciale, soit le refus de re­con­naître une même hu­ma­nité aux Mu­sul­mans et aux peuples d’ascendance eu­ro­péenne, constitue l’une des pre­mières ca­rac­té­ris­tiques, et l’un des élé­ments clés, de la guerre dé­clen­chée contre le ter­ro­risme. »[1]

Ce sont là les pre­miers mots de l’ouvrage de She­rene H. Ra­zack, pro­fes­seure à l’université de To­ronto, et il est dif­fi­cile d’imaginer en­trée en ma­tière plus claire. Et à l’heure de la re­cru­des­cence des lé­gis­la­tions is­la­mo­phobes par­tout en Eu­rope, dif­fi­cile aussi d’imaginer un livre qui soit au­tant d’actualité. Pour­tant, ça n’est pas tant de l’actualité im­mé­diate qu’entend traiter l’auteure, mais plutôt de la dé­cennie qui vient de s’écouler, soit la sé­quence ou­verte par les at­ten­tats du 11-Septembre et l’invasion de l’Afghanistan et qui per­dure jusqu’à aujourd’hui. Ces an­nées, ce sont es­sen­tiel­le­ment celles de l’administration Bush, mar­quées par une po­li­tique étran­gère amé­ri­caine ultra-agressive, qui ne cherche même plus à ca­mou­fler ses mas­sacres et pillages der­rière des ori­peaux de vertu. L’on au­rait pour­tant tort de croire cette sé­quence fermée par l’accession à la pré­si­dence de Ba­rack Hus­sein Obama : l’Afghanistan et l’Irak sont tou­jours oc­cupés, et Guan­ta­namo tou­jours en ser­vice. La der­nière « sortie » de l’armée amé­ri­caine au Pa­kistan – un pays soi-disant sou­ve­rain – est là pour nous rap­peler qu’à part le vo­ca­bu­laire em­ployé, rien n’a vrai­ment changé[2] de­puis l’arrivée au pou­voir d’un pré­sident noir, contraint – entre autres choses – de « li­quider » Ous­sama pour mas­quer son Hus­sein et mon­trer « patte blanche ».

Le livre de S. Ra­zack ar­rive donc à point nommé et ce n’est pas un ha­sard s’il est paru chez un édi­teur ca­na­dien, car rares sont les édi­teurs fran­çais[3] qui ac­cep­te­raient de pu­blier un livre qui place « la no­tion de race au cœur même des me­sures d’exception » qui visent les Mu­sul­mans, et ce, dans le but d’« at­tirer l’attention sur le type d’arguments em­ployés, tant dans les lois que dans la so­ciété en gé­néral, pour jus­ti­fier l’éviction de cer­tains groupes ». Au cœur de la lo­gique dis­cur­sive dé­ployée pour tenter de jus­ti­fier la guerre contre le ter­ro­risme, l’auteure sou­ligne que « trois fi­gures al­lé­go­riques vont im­poser leur pré­sence dans le pay­sage so­cial » : le « dan­ge­reux » Mu­sulman, la Mu­sul­mane « en péril » et l’Européen « ci­vi­lisé ». Ces trois per­son­nages « ont fait leur ap­pa­ri­tion dans un grand nombre de lois oc­ci­den­tales, en vertu des­quelles on ex­pulse aujourd’hui les Mu­sul­mans du genre hu­main, et on leur re­fuse la ci­toyen­neté consentie aux autres ».

In­ter­ne­ments et tor­tures pour « dan­ge­reux » Musulmans

Nous l’avons dit d’emblée, She­rene Ra­zack en­tend mettre à jour le pro­cessus de ra­cia­li­sa­tion des Mu­sul­mans, qui fait que ces der­niers « forment une race, au lieu de par­tager une même croyance re­li­gieuse », et les constitue en « un groupe se ran­geant clai­re­ment du mau­vais côté de la fron­tière ra­ciale ». L’ouvrage trai­tant des « Mu­sul­mans face aux lois oc­ci­den­tales de­puis les at­ten­tats de sep­tembre 2001 », le pre­mier outil qu’examine l’auteure est celui des « cer­ti­fi­cats de sé­cu­rité » ca­na­diens, « un ins­tru­ment ju­ri­dique, in­clus dans la Loi sur l’immigration et la pro­tec­tion des ré­fu­giés, qui au­to­rise la dé­ten­tion sans procès de tout étranger sus­pecté d’être im­pliqué dans des ac­ti­vités ter­ro­ristes et, plus ré­vé­la­teur, de toute per­sonne consi­dérée comme po­ten­tiel­le­ment ca­pable de com­mettre de tels actes ». Au­to­ri­sant la dé­ten­tion et l’expulsion d’étrangers consi­dérés comme des « me­naces à la sé­cu­rité na­tio­nale », rien d’étonnant, donc, à ce que « les cinq hommes ayant fait l’objet de cer­ti­fi­cats de sé­cu­rité étaient tous des Mu­sul­mans d’origine arabe », qui « ont passé de trois à sept ans der­rière les bar­reaux ». Il s’agit, à chaque fois, de peines « pré­ven­tives », ce qui n’est pas sans rap­peler le concept pro­pre­ment dé­li­rant de « guerre pré­ven­tive » mis en avant par l’administration Bush au mo­ment de la se­conde in­va­sion de l’Irak. Pour en re­venir aux pour­suites dont fai­saient l’objet ces cinq per­sonnes, l’auteure rap­pelle que le fait même de mener une exis­tence pai­sible a pu jouer en leur dé­fa­veur, puisque c’était bien la preuve qu’elles ont tout fait pour ne pas at­tirer les soup­çons des au­to­rités ! L’Arabe/Musulman aujourd’hui – à l’instar du Juif hier – est fourbe ; la vie pai­sible qu’il mène montre bien qu’il cache quelque chose, c’est-à-dire son ap­par­te­nance à une « cel­lule dor­mante ». En ma­tière pé­nale, pour ca­rac­té­riser une in­frac­tion, les pra­ti­ciens doivent à la fois prouver l’élément ma­té­riel (soit des actes concrets) et l’élément in­ten­tionnel (soit la vo­lonté et la conscience de com­mettre l’infraction). Pour les Mu­sul­mans, on ne s’encombre plus de toutes ces sub­ti­lités ju­ri­diques, qui de toute façon n’ont pas été éta­blies et sont trop raf­fi­nées pour être ap­pli­quées à des non-Blancs. On ne donne pas de la confi­ture aux co­chons ! Il n’est donc plus be­soin de prouver l’élément ma­té­riel, la seule ap­par­te­nance à la « com­mu­nauté is­la­mique » suffit à éta­blir l’intention de com­mettre des « actes ter­ro­ristes ». Voilà un bel exemple de sim­pli­fi­ca­tion du droit !

À un degré su­pé­rieur d’illégalité et de vio­lence, se trouve la pra­tique de l’internement et de la tor­ture dans des prisons/camps, tels ceux de Guan­ta­namo[4] ou d’Abou Gh­raib. C’est d’ailleurs sur ce der­nier que se penche plus par­ti­cu­liè­re­ment S. Ra­zack, qui re­marque à la suite de nom­breux au­teurs, qu’« Abou Gh­raib était moins une prison au sens strict qu’un camp de concen­tra­tion, où les lois ne s’appliquaient plus ». C’est donc avant tout les photos – il en exis­te­rait des mil­liers – qui oc­cupent l’analyse et conduisent l’auteure à se poser la ques­tion de sa­voir pour­quoi l’on éprouve le be­soin de pho­to­gra­phier et d’im­mor­ta­liser de telles scènes. Le pa­ral­lèle dressé ici entre les pra­tiques des sol­dats amé­ri­cains à Abou Gh­raib et les scènes de lyn­chages de Noirs aux États-Unis s’impose de lui-même : « ma­ni­fes­ta­tions d’une vo­lonté col­lec­tive, les lyn­chages, de même que le fait de les pho­to­gra­phier, per­met­taient aux femmes et aux hommes blancs d’affirmer ce qu’ils étaient et où ils se si­tuaient dans l’échelle so­ciale ». Plus trou­blant, l’étude des pho­to­gra­phies de scènes de lyn­chages montre que sur l’ensemble des ex­pres­sions qui se li­saient sur les vi­sages des Blancs qui avaient as­sisté à la scène en simples spec­ta­teurs ou y avaient par­ti­cipé ac­ti­ve­ment, aucun d’eux « ne trahit un sen­ti­ment d’horreur ». Qu’elle soit l’œuvre de sol­dats de l’ « armée la plus mo­rale du monde » (ceux de l’État d’Israël, selon l’humoriste BHL) ou d’Américains – dans le sud des États-Unis hier, à Abou Gh­raib et Guan­ta­namo aujourd’hui – la tor­ture, mise lit­té­ra­le­ment en scène, de­vient un ri­tuel qui pro­cure à la fois un sen­ti­ment de puis­sance et de maî­trise, et permet d’affirmer la su­pé­rio­rité ra­ciale des Blancs. « La vio­lence in­fligée aux dé­tenus de la prison d’Abou Gh­raib en Irak par des sol­dats amé­ri­cains, hommes ou femmes, était à la fois fré­quente et à ca­rac­tère fran­che­ment sexuel. La py­ra­mide formée par des pri­son­niers mas­cu­lins nus, obligés de si­muler des actes de so­domie, mon­trait de façon spec­ta­cu­laire que l’empire a be­soin d’images fortes, hé­té­ro­sexuelles, pa­triar­cales et vio­lentes, pour mar­quer la su­pré­matie de l’Occident sur le reste du monde. » La men­tion faite ici du sexe des sol­dats amé­ri­cains qui se sont amusés comme ils le pou­vaient à Abou Gh­raib n’est ab­so­lu­ment pas for­tuite. Nous avons tous à l’esprit les images de Lynndie En­gland, toute sou­riante et te­nant en laisse un pri­son­nier ira­kien. Selon S. Ra­zack, « le pro­blème que pose la par­ti­ci­pa­tion de femmes blanches à des actes de vio­lence ra­ciale est vite ré­solu néan­moins, si on consi­dère le fait que, dans l’empire, […] les femmes se dé­fi­nissent d’abord et avant tout par leur race et non par leur sexe ».

À tra­vers tous ces cas d’internements et de tor­tures, l’auteure met à nu la lo­gique ju­ri­dique qui sous-tend tout l’arsenal uti­lisé contre les Mu­sul­mans : face à une me­nace ex­cep­tion­nelle, celle du « ter­ro­risme is­la­mique », le res­pect scru­pu­leux du droit n’est pas permis et se­rait même contre-productif. S. Ra­zack s’inscrit ainsi dans la li­gnée des tra­vaux de Giorgio Agamben, no­tam­ment ceux por­tant sur l’état d’exception, dé­fini comme « la forme lé­gale de ce qui ne sau­rait avoir de forme lé­gale », comme « un es­pace vide de droit, une zone d’anomie où toutes les dé­ter­mi­na­tions ju­ri­diques – et avant tout la dis­tinc­tion même entre pu­blic et privé – sont désac­ti­vées[5] ».

« La guerre, c’est la paix. La li­berté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force. » Et l’exception est de­venue la règle !

Sauver les Mu­sul­manes « en péril »

La Mu­sul­mane « en péril » est l’autre fi­gure al­lé­go­rique de la guerre menée contre le ter­ro­risme, ba­taille qui a « ou­vert un champ géo­po­li­tique qui au­to­rise l’expression d’un ra­cisme éhonté, au nom du fé­mi­nisme ». Ce ra­cisme ne date pour­tant pas d’hier et re­monte à l’entreprise co­lo­niale, ce que l’auteure re­con­naît elle-même – sans s’y at­tarder tou­te­fois –lorsqu’elle re­lève que « la vo­lonté de li­bérer les femmes ba­sa­nées de l’emprise de leurs hommes fut long­temps l’un des prin­ci­paux ob­jec­tifs du plan co­lo­nial ». Ainsi, à la ques­tion de sa­voir à quoi et à qui sert cette ob­ses­sion pour la « li­bé­ra­tion » de la femme in­di­gène, S. Ra­zack ré­pond sans dé­tour : « Quand on se sert du corps des Mu­sul­manes pour in­di­quer où leur com­mu­nauté se place dans la mo­der­nité, pour dé­si­gner qui ap­par­tient à la na­tion et qui en est exclu, on écarte et on ou­blie du même coup toute la vio­lence exercée contre les femmes oc­ci­den­tales chez elles. Le fait même de dé­fendre les Mu­sul­manes, contre les sé­vices dont elles se­raient l’objet au sein de leur com­mu­nauté, trans­forme au­to­ma­ti­que­ment les Oc­ci­den­tales en femmes éman­ci­pées. »

Consciente de l’existence d’une ins­tru­men­ta­li­sa­tion du fé­mi­nisme afin de jus­ti­fier la guerre contre le ter­ro­risme, l’auteure cherche donc à dé­finir une po­si­tion qui lui « per­mettra de condamner tout au­tant le lan­gage de bombes sur les Mu­sul­mans et les coups de poing que des hommes dé­cochent au vi­sage des femmes ». Pour dé­finir cette po­si­tion, S. Ra­zack ana­lyse les me­sures lé­gis­la­tives prises en Nor­vège, par exemple, pour lutter contre les « ma­riages forcés ». Comme ce fut le cas pour la loi sur le fou­lard de 2004 en France, il fal­lait pré­parer le ter­rain en amont de l’adoption ef­fec­tive de telles me­sures. Pour ce faire, l’entreprise rodée d’intoxication né­ces­site en pre­mier lieu de prendre un cas précis – et le plus dra­ma­tique pos­sible – d’une Mu­sul­mane « en péril » et de le monter en épingle afin de mon­trer que les im­mi­grants ont un sé­rieux pro­blème d’intégration. En effet, « si ces der­niers ne s’intègrent pas, c’est qu’ils se ma­rient entre eux, avec des gens par­ta­geant la même culture, qu’ils vont sou­vent cher­cher dans leur pays d’origine, per­pé­tuant du même coup les cou­tumes féo­dales tou­jours en vi­gueur dans ces pays ». Pour ré­sumer, le scan­dale vient du fait que les im­mi­grants qui su­bissent le ra­cisme des Nor­vé­giens de souche, pré­fèrent se ma­rier à des gens qui ne les re­jettent pas, c’est-à-dire entre eux ! L’accent mis sur l’ingratitude des im­mi­grants permet en­suite de mettre en lu­mière une vé­rité trop sou­vent ignorée : « la trop grande gé­né­ro­sité des Nor­vé­giens à l’égard des Mu­sul­mans ». À tra­vers le dis­cours do­mi­nant sur les « ma­riages forcés » en Nor­vège, on re­trouve donc les trois fi­gures dont parle S. Ra­zack : de dan­ge­reux et ar­chaïques Mu­sul­mans qui op­priment leurs femmes en abu­sant de la bien­veillance des Blancs. On pour­rait croire que les fi­celles d’un tel dis­cours sont trop vi­sibles pour ne pas être dé­non­cées. Elles ont pour­tant permis de chauffer à blanc l’opinion pu­blique et de durcir la lé­gis­la­tion nor­vé­gienne sur l’immigration. S. Ra­zack rap­pelle d’ailleurs que la même en­tre­prise d’intoxication, avec des ré­sul­tats lé­gis­la­tifs si­mi­laires, fut uti­lisée à la même pé­riode au Da­ne­mark et en Suède. Au Ca­nada, la pré­oc­cu­pa­tion des as­so­cia­tions fé­mi­nistes mains­tream pour la Mu­sul­mane « en péril » a conduit le gou­ver­ne­ment à lé­gi­férer sur la ques­tion des tri­bu­naux dits « is­la­miques » (en fait une forme d’arbitrage privé qui ne choque per­sonne lorsque d’autres com­mu­nautés y ont recours).

À l’occasion des « dé­bats » sur la place de l’islam dans tous ces pays, il est in­té­res­sant de noter que le pays dont la lé­gis­la­tion sert d’exemple à tous les is­la­mo­phobes d’Europe et d’Amérique n’est autre que la France.

« Vive la France ! »

Une cu­rieuse scène s’est dé­roulée à Londres lors de la ma­ni­fes­ta­tion or­ga­nisée par Unite Against Fas­cism de­vant l’ambassade de France, pour pro­tester contre l’entrée en ap­pli­ca­tion en France, le 11 avril 2011, de la loi anti-niqab du 11 oc­tobre 2010 (dite « loi sur la dis­si­mu­la­tion du vi­sage dans l’espace pu­blic »). Ce ras­sem­ble­ment, com­posé ma­jo­ri­tai­re­ment de femmes por­tant niqab ou fou­lard, ainsi que de mi­li­tants blancs, fut at­taqué au bout d’un quart d’heure par les « mi­li­tants » fas­cistes de l’English De­fense League (toute res­sem­blance avec le nom d’un grou­pus­cule sio­niste est for­tuite). Parmi eux, cer­tains ar­bo­raient des pan­cartes et scan­daient fiè­re­ment « Vive la France ». La « French touch », ce n’est donc plus uni­que­ment le bon vin, la gas­tro­nomie et les DJ « fa­shion ». C’est aussi, aujourd’hui, l’islamophobie.

S. Ra­zack, qui n’a pu traiter dans son ou­vrage, achevé il y a plus d’un an, d’événements aussi ré­cents, re­lève ainsi que la France et sa lé­gis­la­tion bien pourvue en ma­tière d’islamophobie, sert aujourd’hui de pa­ra­digme pour nombre d’hommes et de femmes po­li­tiques, de jour­na­listes ou en­core de fé­mi­nistes d’Europe et d’Amérique. Et au sein de ce dis­po­sitif lé­gis­latif, qui crée un vé­ri­table droit d’exception pour les Mu­sul­mans, la loi du 15 mars 2004 sur le fou­lard (dite « loi sur les signes re­li­gieux ») fait fi­gure de mo­nu­ment de­vant le­quel se pros­ternent les is­la­mo­phobes de tous poils. Les Suisses, qui ont frappé un grand coup avec leur ré­fé­rendum sur les mi­na­rets, montrent que la concur­rence est rude et que de­meurer le phare du « monde libre » en ma­tière d’islamophobie né­ces­site de se ré­in­venter chaque jour, d’ouvrir constam­ment de nou­velles brèches, de créer à chaque fois de nou­veaux pré­cé­dents qui per­mettent des sauts qua­li­ta­tifs dans la traque continue des Mu­sul­mans. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les po­li­tiques et jour­na­listes fran­çais se donnent du mal de­puis 2004 pour rester au top. Ainsi, parmi les dif­fé­rentes me­sures ou évé­ne­ments fran­che­ment is­la­mo­phobes de­puis cette date, on peut ainsi citer les lyn­chages mé­dia­tiques suc­ces­sifs de Tariq Ra­madan, la qua­li­fi­ca­tion des émeutes de 2005 en « émeutes mu­sul­manes » me­nées par des « barbus », l’accession à la pré­si­dence d’un homme qui a fait ou­ver­te­ment cam­pagne contre les Mu­sul­mans, le débat sur l’ « iden­tité na­tio­nale » et celui plus ré­cent sur la « laï­cité », ou en­core les « po­lé­miques » au­tour des menus « hallal » ou des « prières de rue ». Il ne se passe pas une se­maine sans at­taque is­la­mo­phobe. Il y a peu, à Lyon, une élue d’Europe Ecologie/les Verts a exigé d’une fu­ture ma­riée d’ôter son voile (la ma­riée qui ne sa­vait pas que cette de­mande est to­ta­le­ment illé­gale s’est mal­heu­reu­se­ment exé­cutée). Tout aussi ré­cem­ment, à Bé­ziers, une ma­gis­trate in­terdit le port du fou­lard dans « son » tri­bunal.

À un degré d’attaque bien su­pé­rieur, le gou­ver­ne­ment a re­pris et pré­senté der­niè­re­ment les 26 pro­po­si­tions de la ma­jo­rité UMP sur « la laï­cité » (« dans le cadre des dé­bats sur le projet 2012 », précise-t-on à l’UMP). Parmi ces me­sures, fi­gurent celle de créer « un code de la laï­cité et de la li­berté re­li­gieuse » ou en­core celle d’ « étendre les exi­gences de neu­tra­lité et de laï­cité des agents des ser­vices pu­blics aux col­la­bo­ra­teurs oc­ca­sion­nels du ser­vice pu­blic (hors le cas des au­mô­ne­ries, bien évi­dem­ment) ». Sur ce der­nier point, et bien que la loi de 2004 sur le fou­lard – comme sa cir­cu­laire d’application – in­diquent ex­pres­sé­ment qu’elles ne concernent pas les pa­rents d’élèves, cer­tains en­sei­gnants et di­rec­teurs d’école ont cru y voir un motif d’exclusion des mères por­tant un fou­lard des sor­ties sco­laires[6]. Cette dé­marche a été ap­puyée et en­cou­ragée par le mi­nistre de l’Éducation na­tio­nale, Luc Chatel, qui veut pro­céder par dé­cret pour ex­clure ces mères des sor­ties sco­laires et des ac­ti­vités à ca­rac­tère édu­catif. Si la ré­sis­tance s’organise contre cette nou­velle at­taque[7], la ma­nière dont cer­tains per­son­nels pé­da­go­giques in­ter­prètent la loi de 2004 montre bien que toutes les dis­po­si­tions lé­gis­la­tives et ré­gle­men­taires is­la­mo­phobes en­cou­ragent – fort lo­gi­que­ment – les pra­tiques ra­cistes à l’encontre des Mu­sul­mans. Mais par une heu­reuse dia­lec­tique, cette énième at­taque contre les Mu­sul­mans met à nu l’hypocrisie des ar­gu­ments avancés lors de l’entreprise d’intoxication qui pré­cé­dait l’adoption de la loi de 2004 : laï­cité, lutte contre le sexisme, pé­ren­nité du ser­vice pu­blic de l’enseignement, etc. Ce qui est clair aujourd’hui – et le gou­ver­ne­ment ne peut plus se ca­cher sur ce point – c’est que c’est l’Islam et les Mu­sul­mans qui sont visés de­puis le début. Il ne s’agit donc ni plus ni moins que de ra­cisme (sous cou­vert d’un dis­cours sur la re­li­gion, la laï­cité, le fé­mi­nisme etc.)

Conclu­sion

« J’en suis venue à la conclu­sion que la race est au cœur de tout ce qui touche les Mu­sul­mans aujourd’hui. Comme je crois l’avoir dé­montré, les Mu­sul­mans sont stig­ma­tisés, sur­veillés plus que les autres, on leur re­fuse cer­tains droits qui leur per­met­traient de jouir plei­ne­ment de leur ci­toyen­neté et on les case dans des camps, sous pré­texte qu’ils ne sont pas assez mo­dernes, pas assez ra­tion­nels ou qu’ils forment un en­semble contre le­quel les oc­ci­den­taux mo­dernes et laïques doivent se dé­fendre. »

Il faut re­con­naître à S. Ra­zack le sens de la for­mule et une pé­da­gogie cer­taine, comme l’illustre par­fai­te­ment cet ex­trait. Pour au­tant, l’ouvrage souffre de nom­breux dé­fauts. Par exemple, l’auteure convoque la no­tion de race mais au cours de sa propre ana­lyse, ainsi que dans les ré­fé­rences qu’elle cite abon­dam­ment, ne va guère plus loin que la simple convo­ca­tion et évacue par­fois même lit­té­ra­le­ment la ques­tion. Et c’est sans doute là l’une des prin­ci­pales li­mites de l’ouvrage (en plus d’une ré­pé­ti­ti­vité cer­taine et d’un or­don­nan­ce­ment des cha­pitres pas tou­jours heu­reux). En consé­quence, les Mu­sul­mans res­tent des ob­jets dans le dis­cours de S. Ra­zack. On parle d’eux, on ana­lyse les livres ra­cistes à leur en­droit, mais on leur donne ra­re­ment la pa­role et l’on fait en­core moins état de leurs ré­sis­tances. L’auteure semble en outre faire re­monter le pro­cessus de ra­cia­li­sa­tion des Mu­sul­mans à la dé­cennie post-11-Septembre, alors même que la plu­part des pro­cessus qu’elle dé­crit étaient déjà à l’œuvre dans les di­verses en­tre­prises co­lo­niales eu­ro­péennes. Malgré toutes ces la­cunes, la lec­ture de l’ouvrage de S. Ra­zack, par la thèse qu’il sou­tient et la ri­chesse de ses ré­fé­rences, nous semble plus que ja­mais né­ces­saire. Un survol, même su­per­fi­ciel, de l’actualité hexa­go­nale est là pour nous en convaincre.

Notes
[1] Sauf men­tion, toutes les ci­ta­tions sont ex­traites de l’ouvrage de She­rene H. Ra­zack, La chasse aux Mu­sul­mans, Évincer les Mu­sul­mans de l’espace po­li­tique, Lux Édi­teur, Mont­réal, 2011.

[2] Voir Tariq Ali, Obama s’en va-t-en guerre, La Fa­brique, 2010.

[3] Les édi­tions La Fa­brique sont ainsi parmi les rares à faire une place à la no­tion de race. Voir, par exemple, Chris­tine Delphy, Classer, do­miner (2008), Sadri Khiari, La contre-révolution co­lo­niale en France (2009), ou en­core Laurent Lévy, « La gauche », les Noirs et les Arabes (2010).

[4] « On se rap­pel­lera que dans les an­nées 1990, avant qu’il ne de­vienne une im­mense salle d’interrogatoire pour les gens soup­çonnés de se livre au ter­ro­risme, le camp de Guan­ta­namo ser­vait à in­car­cérer des ré­fu­giés haï­tiens qu’on crai­gnait por­teurs du VIH. »

[5] Giorgio Agamben, État d’exception, Homo Sacer, Seuil, 2003, pp. 10 et 86.

[6] Cer­tains di­rec­teurs et pro­vi­seurs in­ventent des in­ter­dic­tions tout aussi illé­gales et pré­ju­di­ciables, cette fois aux élèves ; par exemple, des di­rec­teurs pro­hibent les jupes longues pour cer­taines jeunes filles quand ils savent que ces filles sont Musulmanes.

[7] Pour or­ga­niser la ri­poste, le col­lectif Ma­mans toutes égales s’est constitué à l’appel de mères d’élèves mu­sul­manes, d’individus et de mi­li­tants de dif­fé­rentes or­ga­ni­sa­tions et as­so­cia­tions. Une pre­mière ac­tion sous la forme d’un ras­sem­ble­ment a déjà eu lieu le 2 mai 2011 à Mon­treuil. Pour plus d’informations sur le col­lectif MTE, voir le blog http://mamans-toutes-egales.tumblr.com.

Rafik Chekkat, Nouveaux Cahiers du socialisme, 3 juillet 2011

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