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19 mai 2021

Note de lecture: «Le luxe de l’indépendance» (Julien Lefort-Favreau)

Une bonne initiation très contemporaine à l’état économique et symbolique du monde du livre côté éditeurs et libraires, autour des enjeux de l’indépendance et de l’indie washing, aux États-Unis, en France et au Canada.

En 2009, la police interpelle Éric Hazan, fondateur et éditeur de La Fabrique, et le somme de confirmer les liens entre Julien Coupat et le livre L’insurrection qui vient, signé par un collectif anonyme, le Comité invisible, afin d’étayer des accusations de terrorisme. Quelques mois plus tôt, fin 2008, la police a arrêté dix personnes, dont Julien Coupat et sa conjointe, soupçonnés d’avoir saboté une caténaire de TGV. Or les preuves sont essentiellement circonstancielles et, comme le démontrera la suite des événements, l’affaire est en fait montée de toutes pièces par la police qui cherche un prétexte pour appréhender les membres de la commune « anarcho-autonome » de Tarnac. Dans cette sinistre histoire, il y a tout de même de quoi se réjouir : la police française sous-estimait depuis longtemps (depuis la guerre d’Algérie) le potentiel subversif des livres. Comme le scandale fait vendre, le livre du Comité invisible gagne en visibilité, passant de 8 000 exemplaires vendus à plus de 50 000. Le collectif n’a pas signé de contrat d’édition ; l’éditeur n’a qu’à clamer son ignorance de la composition dudit comité. Il n’a en l’occurrence de comptes à rendre à personne. Son indépendance est sauve.

Publié en mars 2021 chez l’éditeur québecois Lux (souvent fort passionnant), « Le luxe de l’indépendance », sous-titré « Réflexions sur le monde du livre », est le dernier ouvrage en date de l’universitaire Julien Lefort-Favreau, enseignant la littérature de langue française à la Queen’s University de Kingston (Ontario), entre Toronto et Ottawa.

S’appuyant largement sur les articles académiques publiés par l’auteur ces dernières années (en parallèle de son œuvre majeure pour l’instant, « Pierre Guyotat politique »), tout particulièrement les deux récemment consacrés à André Schiffrin et Éric Hazan (2019, ici) et à François Maspero (2018, ici), entrechoquant en guise d’introduction, pour nous faire saisir de quoi il va retourner, un épisode majeur de la vie des éditions La Fabrique (voir-ci-dessus), un exemple de place prééminente offerte par une librairie indépendante américaine à un énorme best-seller de Hyperion-Disney, filiale du Hachette Book Group, un qualificatif bien spécifique (« étonnant ») mis en avant, la concernant, par une maison d’édition québécoise insistant dans une revue (non professionnelle) sur la modestie attentive de son nombre annuel de publications, l’émoi véhiculé par le plus grand quotidien canadien à l’annonce de la fermeture d’une grande librairie en plein centre ville de Toronto, ou encore les vives réactions lorsque Amazon prétend sponsoriser le Prix littéraire des collégiens québecois – ou être présent via un livre auto-édité sur la liste initiale du prix Renaudot 2017, il nous propose à la fois de poser avec lui les jalons d’une compréhension de ce que peut signifier indépendant dans l’univers du livre (principalement du côté des maisons d’édition, mais également du côté des librairies), et d’identifier un certain nombre d’angle morts conceptuels et de tentatives observables de ce que l’on pourrait appeler, à l’image de ce qui fut observé auparavant dans la musique et dans le cinéma, une forme d’indie washing.

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De qui est-on indépendant ? Par rapport à quoi ? À quelles fins ? Pour en finir une fois pour toutes avec le fétiche de l’indépendance brandie comme un concept-écran permettant d’amalgamer des discours et des pratiques contradictoires, je propose d’en élaborer une définition plus descriptive que prescriptive ; je veux décrire des situations d’indépendance et voir comment s’y jouent des luttes politiques qui dépassent la publication de livres. En finir avec ce fétiche, c’est aussi une manière d’envisager toutes les stratégies possibles pour susciter l’émergence d’idées radicales, sans dogmatisme. Il s’agit de ruser afin qu’il soit possible pour les indépendants d’occuper un espace laissé vacant ou négligé par les grands groupes d’édition. Si j’étais plus pessimiste, j’intitulerais ce livre Les ruines de l’édition. Je suis professeur de littérature, pas sociologue, et ce livre naît d’une croyance dans le pouvoir transformateur des textes. Mais il part également d’une inquiétude : si les livres disparaissent – à tout le moins certains livres -, l’espace public ne deviendra-t-il pas un vaste supermarché aseptisé, destiné à la vente de produits standardisés ? Cette menace n’est certes pas nouvelle, mais ce livre fait le point sur la situation actuelle.

Les industries culturelles semblent à ce point menacées par les conglomérats médiatiques et les géants du web qu’une définition insuffisante peut avoir des conséquences fatales. Il est urgent de nommer avec précision les discours et les pratiques des éditeurs, non pas pour les juger au grand tribunal de la vertu politique, mais plutôt pour mieux voir ce qui, historiquement, et maintenant plus que jamais, sert la large diffusion des œuvres difficiles et des idées radicales, et pour comprendre que ces œuvres difficiles et ces idées radicales émergent de structures d’édition équitables. Comment développer et pérenniser une industrie alternative du livre qui puisse contrer l’uniformisation de la pensée découlant, entre autres, de la concentration du marché éditorial ? À quel point la censure commerciale a-t-elle remplacé ou renforcé les formes plus traditionnelles de contrôle de la parole ? L’histoire que je raconte est celle d’une quête pour l’indépendance jamais totalement acquise, toujours contestée, menacée.

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Pour parvenir à déchiffrer les ressorts et les ambiguïtés d’une définition opératoire de l’indépendance dans l’univers du livre, Julien Lefort-Favreau s’appuie d’abord sur plusieurs travaux universitaires ou para-universitaires (notamment ceux de Jérôme Vidal en 2006, de Sophie Noël en 2012, ou d’Olivier Alexandre, Sophie Noël et Aurélie Pinto en 2017), ainsi que sur des réflexions publiées davantage sous l’étendard du pamphlet ou de l’essai (presque) grand public, en se réancrant assez naturellement auprès du travail séminal d’André Schiffrin et de ses « L’édition sans éditeurs » (1999), « Le contrôle de la parole » (2005) et « L’argent et les mots » (2010).

En examinant la manière dont le magazine littéraire Le Matricule des Anges décrit au fil des années les maisons d’édition qu’il présente chaque mois dans sa rubrique « Éditeur » – et le rôle qu’y tient ou non la notion d’indépendance -, en décortiquant l’évolution de la maison Actes Sud depuis 1978, en la comparant notamment, directement ou indirectement, à celle des éditions Verdier depuis 1979, puis, à distance, aux parcours respectifs d’André Schiffrin (avec Pantheon Books) et d’Éric Hazan (avec La Fabrique), Julien Lefort-Favreau esquisse de manière plutôt convaincante l’articulation entre capital économique et capital symbolique (qu’il détaille dans le cas de la maison P.O.L. autour du thème voisin mais distinct de l’avant-garde) qui se fait jour autour de la notion et de sa valorisation au fond relativement récente, reflet d’une société en quête de sens, peut-être, mais aussi de confort et de facilité, à plusieurs sens du terme. Cette oscillation était d’ailleurs déjà bien perceptible, même si le vocabulaire historiquement utilisé était d’une autre nature, dans l’étude d’Olivier Bessard-Banquy en 2009 (« L’industrie des lettres »). Tandis que le chercheur canadien rejoint certaines conclusions provisoirement dressées par Boris Groys dans son « Du nouveau – Essai d’économie culturelle » (1992), à propos d’innovation dans le domaine artistique (et de rôle de la critique en la matière), il finit son approche par un rapide tour d’horizon de la situation québecoise, à travers les exemples, notamment, du Quartanier, de La Peuplade, d’Alto et de Mémoire d’Encrier.

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Pour défendre la librairie indépendante contre le commerce en ligne et ses autres concurrents déloyaux, on peut être tenté d’adopter une posture benjaminienne nostalgique de la flânerie entre les rayons, mais il faut résister à une rhétorique qui confine au fétichisme ou, du moins, éviter de s’y complaire, pour affirmer activement la force politique de la librairie. Il convient notamment de démontrer en quoi la disparition des librairies de la trame urbaine est un symptôme inquiétant qui relève des transformations du capitalisme et qui affecte l’ensemble de la société, au-delà des industries culturelles. La librairie est un lieu de tension entre avant-garde progressiste et distinction bourgeoise symbolique. Mais cet apparent paradoxe ne saurait camoufler une évidence, un lieu commun, qu’il faut pourtant répéter : la librairie indépendante constitue un maillon indispensable de la chaîne du livre. Ce n’est pas un commerce comme les autres, et le livre n’est pas une commodité au même titre qu’un déodorant. Partons de l’hypothèse suivante : il y a un lien entre les prix de l’immobilier et la radicalité des idées qui circulent ; la précarité économique des librairies peut mener à un appauvrissement des idées.
Sophie Noël affirme qu’un « glissement sémantique s’est opéré depuis les années 1990 de l’appellation librairie traditionnelle à celle de librairie indépendante » et que cette seconde appellation « a l’avantage de rassembler des acteurs aux intérêts divers, et de cristalliser toutes les vertus, réelles et supposées, de la librairie idéale autour de valeurs aussi imprécises que consensuelles telles la diversité de l’assortiment et la qualité du conseil ».

Le troisième chapitre (« L’indépendance en rayon ») est celui, parmi les six de l’ouvrage, consacré à la librairie. S’il inclut un plaidoyer extrêmement vibrant en faveur des « librairies indépendantes », en pointant toutefois les limites de cette étiquette, et s’il fournit quelques pistes précieuses quant au contenu de cette indépendance, il peine davantage à concrétiser le lien compliqué opérant là entre l’économique et le symbolique – mais reconnaît en creux, avec humilité, que de plus amples travaux seraient certainement nécessaires ici.

Ouvrage précieux, voire salutaire, « Le luxe de l’indépendance », en évitant largement les pièges de la véhémence et des pures pétitions de principe, parvient à apporter un éclairage prometteur sur les natures de l’engagement humain et politique en matière de livre, sur les ambiguïtés qui le parcourent, et sur la nécessité d’une articulation fine entre l’économique et le symbolique, sans complaisance mais avec la conscience d’un chantier ardu restant encore largement à conduire – s’il s’agit d’éviter que les « forces du marché », rarement invisibles de facto, ne produisent encore et toujours leur effet de nivellement aujourd’hui largement documenté dans le secteur culturel au sens large.

Hugues, Charybde 27, 19 mai 2021

Lisez l’original ici.

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