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Photo d'une foule arborant de nombreux drapeaux du Québec.
6 septembre 2023

Nationalisme québécois et diversité: le point de rupture

Dans Au Québec, c’est comme ça qu’on vit (Lux), la journaliste Francine Pelletier plaide qu’en effectuant un virage conservateur, le nationalisme québécois s’est aliéné ceux qui représentent l’avenir de la nation. Extrait.

 

Ce que les bouleversements des dernières décen­nies m’ont fait comprendre, c’est que le Québec est bâti sur une faille géologique. Le phé­nomène qui rend l’endroit si unique, si irrésistible, est aussi ce qui le déchire : la vigilance d’un peuple qui ne veut pas mourir, « cette fantastique aventure que fut une Amérique d’abord presque entièrement française et […] l’obstination collective qui a per­mis d’en conserver vivante cette partie qu’on appelle le Québec », cette admirable résistance invoquée jadis par René Lévesque [dans Option Québec, publié en 1968] est une arme à double tranchant. L’armure culturelle a certes besoin d’être protégée, mais ce qui protège risque aussi d’étouf­fer. Vouloir préserver ce qui est unique et foncière­ment fragile encourage le repli sur soi et la méfiance de l’Autre. Au Québec, actuellement, la ligne est mince entre le geste protecteur du parent bienveil­lant et celui du parent angoissé qui empêche sa pro­géniture de déployer ses ailes.

Les jeunes, les dénommés « 18-34 ans », ne cessent d’ailleurs de nous reprocher cette manie de serrer les fesses. Et personne ne l’exprime mieux, à mon avis, que Joshua Pace, un jeune traducteur de 27 ans :

« Ma mère est québécoise et mon père est un Français d’origine italienne ; je suis tout ce qu’il y a de plus blanc et d’assimilable. Je suis le sujet même de la culture dominante. Comment expliquer alors que j’ai autant de mal à m’identifier à la culture québé­coise ? Ou alors, la question devrait être : comment pourrais-je me sentir proche d’une culture qui échoue à représenter la différence, et mes amis noirs, arabes, asiatiques, latinos ? N’est-il pas évi­dent que, du même coup, cette culture-là, en faisant l’impasse sur le monde dans lequel j’ai grandi et dans lequel j’évolue au quotidien, et sur les gens que j’aime, échoue à me représenter aussi ? »

Dans cette lettre ouverte publiée sur le site de Ricochet le 27 novembre 2020, le jeune homme réagit à une enquête du Journal de Montréal sur la difficulté d’être servi en français au centre-ville. Le quotidien pointait l’indifférence des jeunes — 58 % des 18-34 ans jugeaient « peu important » d’être accueillis en français — comme la grande responsable de ce laisser-aller. Mais « où se situe la rupture ? » demande Joshua. Tout en admettant le penchant anglophile de sa génération, il refuse les arguments d’usage pour expliquer cette dégradation. Et si l’indifférence des jeunes face à la langue n’était pas le principal problème ? Si le véritable mépris était ailleurs ? Dans le refus de considérer la diversité comme faisant partie intégrante de notre besace culturelle, affirme-t-il, le Québec s’appauvrit inexorablement : « Prenons Kaytranada, un producteur et DJ né à Port-au-Prince, en Haïti, et ayant grandi à Longueuil. […] Prenons High Klassified qui, comme “Kaytra”, fait figure d’étoile montante de la scène hip-hop montréalaise […] Ces artistes de “chez nous” dont le talent fait vibrer les clubs de toutes les grandes villes du monde, nous ne les avons jamais vus ni entendus sur des plateaux de télé à heure de grande écoute. »

Tous les moins de 35 ans que j’ai interviewés pour le documentaire Bataille pour l’âme du Québec [2022] m’ont dit sensiblement la même chose : nous ne voulons pas d’un monde tricoté serré, ce n’est pas celui qu’on connaît ni celui qu’on aime. Et ce ne sont pas seulement les enfants de familles immigrantes qui le disent. De plus en plus de jeunes francophones de souche sont également de la partie, dont Frédérick Desbiens, président du Parlement jeunesse [du Québec] au moment du tournage.

Arrivé au cégep en 2012, au moment où le Parti québécois a repris le pouvoir, le natif de Saint-Adolphe-d’Howard a rapidement décroché du mouvement souverainiste à la suite du projet de loi sur la Charte des valeurs. « Pour moi, c’est la fin de quelque chose, me confie-t-il. Je ne peux plus m’identifier à ce mouvement-là, à ce rêve-là, parce que, très clairement, ça n’inclut pas une grande partie de la population québécoise. »

On déplore depuis plusieurs années le désinté­rêt des jeunes pour la politique, dont l’indépen­dance, mais le véritable fossé est bien davantage socioculturel. Ce n’est pas tant que la politique ait perdu tout intérêt pour les plus jeunes, c’est que les « valeurs » qu’on leur propose paraissent dépassées en fonction des priorités qui sont les leurs. L’égalité hommes-femmes ? Oui, bien sûr, mais comment s’en enorgueillir alors qu’elle passe par la mise au rancart de femmes musulmanes ? Pendant ce temps, les combats d’avant-garde, ceux de la diversité, de l’environnement, de l’intelligence artificielle et des médias virtuels, sont négligés par le gouvernement actuel et peinent à s’imposer à l’ensemble de la popu­lation. Le fossé générationnel a rarement été aussi profond, car il ne concerne pas que des goûts cultu­rels opposés ou des divergences politiques de type gauche-droite. Il touche à la conception même de la société québécoise. « On ne vit pas dans la même réalité », résume Frédérick.

Au cours des vingt-cinq dernières années, les plus jeunes ont délaissé l’histoire édifiante de la résis­tance canadienne-française pour se solidariser plu­tôt avec leur propre cohorte qui, elle, a été modelée par la mondialisation, les réseaux sociaux et la diver­sité culturelle. Ils revendiquent, en plus, le droit de vivre au moins une partie de leur vie en anglais. « Nous, ce qui nous impacte actuellement au Québec, c’est Game of Thrones, Friends, Saturday Night Live », poursuit celui qui tenait le rôle de premier ministre dans le Parlement jeunesse. « Bien des gens vont dire que ce n’est pas bien d’être aussi anglophile, qu’il faudrait consommer plus de culture québécoise, mais, pour nous, c’est un peu limité. »

Nous voici donc à la croisée des chemins. La chanson québécoise, la littérature québécoise, la télé québécoise, l’immense production culturelle d’ici, ce dont nous sommes le plus fiers, en somme, tout ça ne suffit plus. D’ailleurs, on remarque que de plus en plus d’artistes québécois, cinéastes, chan­teurs, comédiens, larguent les amarres. Cette tentation de prendre le large est en soi bon signe : la société grandit et évolue. Dans le village global où nous vivons, le désir d’aller voir ailleurs devient de plus en plus inévitable.

***

Nous sommes arrivés, dirait Gaston Miron, à ce qui commence : le début d’un temps nouveau, mais qui a très peu à voir avec ce que nous imaginions il y a cinquante ans. Nous sommes au début d’un nou­veau rapport au monde qui passe par une nouvelle domination anglo-américaine face à laquelle, pour la première fois, nous ne cherchons pas à nous protéger. Dit autrement : nous sommes à un moment dans l’histoire du Québec où il faut absolument trouver un autre modèle de survie. Les vieux arché­types ne font plus l’affaire. Le modèle du terroir, qui impliquait un enfermement à triple tour (culturel, politique et religieux), est depuis longtemps désuet. Le modèle de libération nationale qui a suivi, et auquel Gaston Miron fait référence, est dépassé également. Il consistait à l’époque à s’affranchir de la domination anglophone en valorisant tout ce qui était francophone. Loin d’être réductrice, la culture québécoise était alors émancipatrice. Elle célébrait ce qui ne l’avait encore jamais été : nous-mêmes. La culture francophone nous en mettait plein la vue. La culture américaine ou anglo-saxonne n’avait qu’à bien se tenir.

Je me souviens d’ailleurs de mon étonnement, en arrivant au Québec, face au désintérêt pour tout ce qui était anglophone. Certains se vantaient même de ne pas parler la langue de Shakespeare, question de mieux résister à l’envahisseur. Tout en comprenant le contexte, je trouvais curieux qu’on se félicite d’être privés de tout un pan du monde. Interviewé par le magazine Time, une décennie plus tard, Jacques Parizeau dira sensiblement la même chose : « Mon Dieu, je botterais le derrière de quiconque au Québec ne saurait parler l’anglais […] Un petit peuple comme nous se doit de le parler », affirmait-il.

Ce n’était qu’une question de temps avant qu’une majorité de francophones, les plus jeunes surtout, en viennent à la même conclusion. Le propre de la jeunesse est de vouloir grandir, après tout. Et puis, les temps ont changé. Réassignés à notre statut minoritaire à la suite du dernier référendum, reca­lés au niveau d’une simple province au sein de la fédération canadienne, une province qui d’ailleurs en impose de moins en moins, nous constatons que la question nationale sombre aujourd’hui dans l’insignifiance, dans d’incessantes chicanes fédérales-provinciales.

Incapable de résoudre les grands problèmes de l’heure — la crise climatique, les inégalités fiscales, la pandémie, le système de santé —, la poli­tique actuelle n’a jamais paru aussi inintéressante, aussi impuissante. Pourquoi s’y intéresserait-on ? Parallèlement, la révolution numérique, l’équivalent d’une nouvelle révolution industrielle venue bouleverser nos façons de vivre — non en tant que collectivité, cette fois, mais en tant qu’individus —, nous épate tous les jours. Le web fait de chacun de nous un entrepreneur, un polyglotte, une citoyenne du monde. La planète est désormais au bout de nos doigts. Adieu veau, vache, cochon. Bonjour Instagram.

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