Nationalisme québécois et diversité: le point de rupture
Dans Au Québec, c’est comme ça qu’on vit (Lux), la journaliste Francine Pelletier plaide qu’en effectuant un virage conservateur, le nationalisme québécois s’est aliéné ceux qui représentent l’avenir de la nation. Extrait.
Ce que les bouleversements des dernières décennies m’ont fait comprendre, c’est que le Québec est bâti sur une faille géologique. Le phénomène qui rend l’endroit si unique, si irrésistible, est aussi ce qui le déchire : la vigilance d’un peuple qui ne veut pas mourir, « cette fantastique aventure que fut une Amérique d’abord presque entièrement française et […] l’obstination collective qui a permis d’en conserver vivante cette partie qu’on appelle le Québec », cette admirable résistance invoquée jadis par René Lévesque [dans Option Québec, publié en 1968] est une arme à double tranchant. L’armure culturelle a certes besoin d’être protégée, mais ce qui protège risque aussi d’étouffer. Vouloir préserver ce qui est unique et foncièrement fragile encourage le repli sur soi et la méfiance de l’Autre. Au Québec, actuellement, la ligne est mince entre le geste protecteur du parent bienveillant et celui du parent angoissé qui empêche sa progéniture de déployer ses ailes.
Les jeunes, les dénommés « 18-34 ans », ne cessent d’ailleurs de nous reprocher cette manie de serrer les fesses. Et personne ne l’exprime mieux, à mon avis, que Joshua Pace, un jeune traducteur de 27 ans :
« Ma mère est québécoise et mon père est un Français d’origine italienne ; je suis tout ce qu’il y a de plus blanc et d’assimilable. Je suis le sujet même de la culture dominante. Comment expliquer alors que j’ai autant de mal à m’identifier à la culture québécoise ? Ou alors, la question devrait être : comment pourrais-je me sentir proche d’une culture qui échoue à représenter la différence, et mes amis noirs, arabes, asiatiques, latinos ? N’est-il pas évident que, du même coup, cette culture-là, en faisant l’impasse sur le monde dans lequel j’ai grandi et dans lequel j’évolue au quotidien, et sur les gens que j’aime, échoue à me représenter aussi ? »
Dans cette lettre ouverte publiée sur le site de Ricochet le 27 novembre 2020, le jeune homme réagit à une enquête du Journal de Montréal sur la difficulté d’être servi en français au centre-ville. Le quotidien pointait l’indifférence des jeunes — 58 % des 18-34 ans jugeaient « peu important » d’être accueillis en français — comme la grande responsable de ce laisser-aller. Mais « où se situe la rupture ? » demande Joshua. Tout en admettant le penchant anglophile de sa génération, il refuse les arguments d’usage pour expliquer cette dégradation. Et si l’indifférence des jeunes face à la langue n’était pas le principal problème ? Si le véritable mépris était ailleurs ? Dans le refus de considérer la diversité comme faisant partie intégrante de notre besace culturelle, affirme-t-il, le Québec s’appauvrit inexorablement : « Prenons Kaytranada, un producteur et DJ né à Port-au-Prince, en Haïti, et ayant grandi à Longueuil. […] Prenons High Klassified qui, comme “Kaytra”, fait figure d’étoile montante de la scène hip-hop montréalaise […] Ces artistes de “chez nous” dont le talent fait vibrer les clubs de toutes les grandes villes du monde, nous ne les avons jamais vus ni entendus sur des plateaux de télé à heure de grande écoute. »
Tous les moins de 35 ans que j’ai interviewés pour le documentaire Bataille pour l’âme du Québec [2022] m’ont dit sensiblement la même chose : nous ne voulons pas d’un monde tricoté serré, ce n’est pas celui qu’on connaît ni celui qu’on aime. Et ce ne sont pas seulement les enfants de familles immigrantes qui le disent. De plus en plus de jeunes francophones de souche sont également de la partie, dont Frédérick Desbiens, président du Parlement jeunesse [du Québec] au moment du tournage.
Arrivé au cégep en 2012, au moment où le Parti québécois a repris le pouvoir, le natif de Saint-Adolphe-d’Howard a rapidement décroché du mouvement souverainiste à la suite du projet de loi sur la Charte des valeurs. « Pour moi, c’est la fin de quelque chose, me confie-t-il. Je ne peux plus m’identifier à ce mouvement-là, à ce rêve-là, parce que, très clairement, ça n’inclut pas une grande partie de la population québécoise. »
On déplore depuis plusieurs années le désintérêt des jeunes pour la politique, dont l’indépendance, mais le véritable fossé est bien davantage socioculturel. Ce n’est pas tant que la politique ait perdu tout intérêt pour les plus jeunes, c’est que les « valeurs » qu’on leur propose paraissent dépassées en fonction des priorités qui sont les leurs. L’égalité hommes-femmes ? Oui, bien sûr, mais comment s’en enorgueillir alors qu’elle passe par la mise au rancart de femmes musulmanes ? Pendant ce temps, les combats d’avant-garde, ceux de la diversité, de l’environnement, de l’intelligence artificielle et des médias virtuels, sont négligés par le gouvernement actuel et peinent à s’imposer à l’ensemble de la population. Le fossé générationnel a rarement été aussi profond, car il ne concerne pas que des goûts culturels opposés ou des divergences politiques de type gauche-droite. Il touche à la conception même de la société québécoise. « On ne vit pas dans la même réalité », résume Frédérick.
Au cours des vingt-cinq dernières années, les plus jeunes ont délaissé l’histoire édifiante de la résistance canadienne-française pour se solidariser plutôt avec leur propre cohorte qui, elle, a été modelée par la mondialisation, les réseaux sociaux et la diversité culturelle. Ils revendiquent, en plus, le droit de vivre au moins une partie de leur vie en anglais. « Nous, ce qui nous impacte actuellement au Québec, c’est Game of Thrones, Friends, Saturday Night Live », poursuit celui qui tenait le rôle de premier ministre dans le Parlement jeunesse. « Bien des gens vont dire que ce n’est pas bien d’être aussi anglophile, qu’il faudrait consommer plus de culture québécoise, mais, pour nous, c’est un peu limité. »
Nous voici donc à la croisée des chemins. La chanson québécoise, la littérature québécoise, la télé québécoise, l’immense production culturelle d’ici, ce dont nous sommes le plus fiers, en somme, tout ça ne suffit plus. D’ailleurs, on remarque que de plus en plus d’artistes québécois, cinéastes, chanteurs, comédiens, larguent les amarres. Cette tentation de prendre le large est en soi bon signe : la société grandit et évolue. Dans le village global où nous vivons, le désir d’aller voir ailleurs devient de plus en plus inévitable.
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Nous sommes arrivés, dirait Gaston Miron, à ce qui commence : le début d’un temps nouveau, mais qui a très peu à voir avec ce que nous imaginions il y a cinquante ans. Nous sommes au début d’un nouveau rapport au monde qui passe par une nouvelle domination anglo-américaine face à laquelle, pour la première fois, nous ne cherchons pas à nous protéger. Dit autrement : nous sommes à un moment dans l’histoire du Québec où il faut absolument trouver un autre modèle de survie. Les vieux archétypes ne font plus l’affaire. Le modèle du terroir, qui impliquait un enfermement à triple tour (culturel, politique et religieux), est depuis longtemps désuet. Le modèle de libération nationale qui a suivi, et auquel Gaston Miron fait référence, est dépassé également. Il consistait à l’époque à s’affranchir de la domination anglophone en valorisant tout ce qui était francophone. Loin d’être réductrice, la culture québécoise était alors émancipatrice. Elle célébrait ce qui ne l’avait encore jamais été : nous-mêmes. La culture francophone nous en mettait plein la vue. La culture américaine ou anglo-saxonne n’avait qu’à bien se tenir.
Je me souviens d’ailleurs de mon étonnement, en arrivant au Québec, face au désintérêt pour tout ce qui était anglophone. Certains se vantaient même de ne pas parler la langue de Shakespeare, question de mieux résister à l’envahisseur. Tout en comprenant le contexte, je trouvais curieux qu’on se félicite d’être privés de tout un pan du monde. Interviewé par le magazine Time, une décennie plus tard, Jacques Parizeau dira sensiblement la même chose : « Mon Dieu, je botterais le derrière de quiconque au Québec ne saurait parler l’anglais […] Un petit peuple comme nous se doit de le parler », affirmait-il.
Ce n’était qu’une question de temps avant qu’une majorité de francophones, les plus jeunes surtout, en viennent à la même conclusion. Le propre de la jeunesse est de vouloir grandir, après tout. Et puis, les temps ont changé. Réassignés à notre statut minoritaire à la suite du dernier référendum, recalés au niveau d’une simple province au sein de la fédération canadienne, une province qui d’ailleurs en impose de moins en moins, nous constatons que la question nationale sombre aujourd’hui dans l’insignifiance, dans d’incessantes chicanes fédérales-provinciales.
Incapable de résoudre les grands problèmes de l’heure — la crise climatique, les inégalités fiscales, la pandémie, le système de santé —, la politique actuelle n’a jamais paru aussi inintéressante, aussi impuissante. Pourquoi s’y intéresserait-on ? Parallèlement, la révolution numérique, l’équivalent d’une nouvelle révolution industrielle venue bouleverser nos façons de vivre — non en tant que collectivité, cette fois, mais en tant qu’individus —, nous épate tous les jours. Le web fait de chacun de nous un entrepreneur, un polyglotte, une citoyenne du monde. La planète est désormais au bout de nos doigts. Adieu veau, vache, cochon. Bonjour Instagram.
En refusant de se limiter à la seule culture d’ici, la jeunesse québécoise « cosmopolite et anglophile, cooptée par la mondialisation » [dixit Joshua Pace] est parfaitement de son temps. Comme l’étaient les cultivateurs dociles de jadis et les contestataires indépendantistes qui ont suivi. A-t-elle tort ? Les jeunes sous-estiment sans doute le danger de l’assimilation du Québec francophone à long terme. Le propre de la jeunesse, c’est aussi de croire que ce qui nous entoure durera toujours. Jeune, on se croit immortel. Cela dit, ils ont absolument raison d’ajouter des cordes à leur arc et de rejeter le purisme qui considère seuls les Tremblay et les Gagnon comme de vrais Québécois.
« C’est difficile d’appartenir à une société dont tu sens que l’acceptation est conditionnelle », explique la chroniqueuse d’origine marocaine Manal Drissi [dans mon documentaire Bataille pour l’âme du Québec]. « Conditionnelle à une certaine définition de la québécité, de ce que c’est que d’être un bon ou une bonne Québécoise. Cette définition, j’ai l’impression, s’est beaucoup rétrécie avec les années. Beaucoup de gens qui s’identifient comme Québécois ne se retrouvent plus là-dedans. »
Ces jeunes ont raison de dire qu’on a trop de scrupules vis-à-vis la langue au Québec et pas assez vis-à-vis la culture. On est obnubilés par le nombre de personnes qui parlent le français dans l’intimité de leur cuisine, le « bonjour-hi », la grosseur des lettres dans l’affichage, tout en ignorant la capacité de la culture francophone d’attirer et de renflouer ses rangs. « Vous aimeriez sauver le français ? Ne méprisez pas le droit de ces jeunes d’appartenir au Québec et vous bonifierez vos chances du même coup ; “votre” culture ne survivra pas sans eux », avertit Joshua Pace.
Ils ont surtout raison de croire que [comme le dit Joshua Pace] « le problème du français à Montréal et le problème de la diversité au Québec sont un seul et même problème ». C’était le pari, d’ailleurs, de la loi 101. En ouvrant les portes des écoles aux enfants immigrants, en les obligeant désormais à parler français, non seulement on palliait le déclin démographique francophone, mais on s’engageait, qu’on le veuille ou pas, à ce que le Québec devienne multiculturel. C’est-à-dire une société pluraliste, à mille lieues de la société homogène dont rêvait Lionel Groulx.
Il est fort probable que la génération de René Lévesque ne voyait pas jusque-là, qu’elle ne concevait pas la transformation éventuelle et inévitable de l’identité québécoise. Mais on la constate maintenant. Au fur et à mesure qu’on ajoute à la population des personnes qui parlent français et, oui, qui adhèrent aux grandes valeurs démocratiques de chez nous, mais qui ont un autre passé, une autre histoire, d’autres références culturelles et qui, avec le temps, quitteront les rangs des minorités pour faire petit à petit partie de la majorité, à quoi donc ressemblera cette majorité ? Impossible de le savoir exactement, mais on peut au moins affirmer qu’elle ne sera ni entièrement blanche, ni entièrement francophone de souche ou de culture chrétienne. L’intégration n’est jamais à sens unique. En participant à la vie sociale, l’immigrant inévitablement la change.
On se doute également que la pierre de touche du nationalisme québécois, le « je me souviens », la grande aventure francophone en terre d’Amérique, n’aura pas le même poids au fur et à mesure que la majorité francophone se détricotera. Il faut faire en sorte que cette histoire soit enseignée, il faut la maintenir et la protéger, bien sûr. Non pas comme un rempart contre la diversité, comme s’évertuent à le faire les partisans du nationalisme identitaire actuellement, mais comme le tronc d’un corps qui ne cesse de grandir, la source d’une histoire qui n’a pas dit son dernier mot. Mais pour ce qui est de la survie du Québec francophone, il y a plus urgent. Il faut se doter d’une culture collective qui soit celle de tout le monde, basée sur la diversité plutôt que sur l’uniformité, le pluriel plutôt que le singulier, l’avenir plutôt que le passé.
L’Actualité, 6 septembre 2023.
Photo : Christopher Morris / Corbis / Getty Image
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