Naomi Klein: «Nous entrons dans l’ère de la barbarie climatique»
L’auteure de « La stratégie du choc » a publié un nouveau livre (en anglais). Une de ses idées phares est le lien entre crise climatique et montée des nationalismes et du « suprémacisme » blanc. Dans cet entretien, elle s’explique et commente aussi le renouveau du militantisme écologique.
Cet entretien est paru à l’origine dans The Guardian. Il est republié ici dans le cadre du partenariat de The Nation avec Covering Climate Now, une collaboration mondiale de plus de 250 médias pour renforcer la couverture du changement climatique.
Naomi Klein est une journaliste canadienne et militante altermondialiste, connue pour ses livres No Logo (2001) et La Stratégie du choc (2008), aux éditions Actes Sud. Elle vient de publier, en anglais, On Fire : The (Burning) Case for a Green New Deal (Simon & Schuster, 2019).
The Guardian — Pourquoi publiez-vous ce livre maintenant ?
Naomi Klein — J’ai toujours l’impression que la façon dont nous parlons du changement climatique est trop compartimentée, trop cloisonnée par rapport aux autres crises auxquelles nous sommes confrontés. Un thème très fort qui parcourt le livre est le lien qui existe entre la crise climatique et la crise de la montée de la suprématie blanche, les différentes formes de nationalisme et le fait que tant de gens soient forcés de quitter leur pays, ainsi qu’avec la guerre menée contre notre temps d’attention disponible. Il s’agit de crises qui se recoupent et s’entrecroisent, et les solutions doivent donc l’être aussi.
Le livre rassemble des essais écrits lors de la dernière décennie. Avez-vous changé d’avis sur quelque chose ?
Je n’ai pas mis suffisamment l’accent dans le passé sur le défi que pose le changement climatique à la gauche. La vision du monde par la gauche ne s’intéresse qu’à redistribuer le butin de l’extractivisme [le processus d’extraction des ressources naturelles terrestres] et ne tient pas compte des limites d’une consommation sans fin.
Qu’est-ce qui empêche la gauche d’en tenir compte ?
Dans le contexte nord-américain, admettre qu’il va y avoir des limites est le plus grand des tabous. Vous le voyez dans la façon dont [la chaîne de télé] Fox News s’en est pris au Green New Deal : « Ils s’en prennent à vos hamburgers ! » Cela touche au cœur du rêve américain, selon lequel chaque génération obtient plus que la précédente et qu’il y a toujours une nouvelle frontière vers laquelle s’étendre – c’est l’idée même de nations coloniales comme les nôtres. Quand quelqu’un arrive et dit, « Il y a des limites, nous avons des décisions difficiles à prendre, nous devons trouver comment gérer ce qui reste, nous devons partager équitablement », c’est ressenti comme une attaque psychique. La réponse [à gauche] a donc été d’éviter le sujet, et de dire « Non, non, non, nous ne venons pas vous prendre vos affaires, il va y avoir toutes sortes d’avantages. » Et il y aura effectivement des avantages : nous vivrons dans des villes plus habitables, nous aurons moins d’air pollué, nous passerons moins de temps coincés dans la circulation, nous pouvons inventer des vies plus heureuses et plus riches de bien des façons. Mais nous allons devoir restreindre notre consommation sans fin et jetable.
Vous sentez-vous encouragée par les discussions sur le Green New Deal ?
Je suis excitée et soulagée que nous parlions enfin de solutions à l’échelle de la crise à laquelle nous sommes confrontés. Qu’il ne s’agit pas d’une petite taxe sur le carbone ou d’un système de plafonnement et d’échange comme solution miracle. Nous parlons de transformer notre économie.
De toute façon, le système actuel laisse tomber la majorité de la population, et c’est pourquoi nous vivons une période de déstabilisation politique si profonde — qui nous donne les Trump et les Brexit, et tous ces chefs dominateurs. Alors, pourquoi ne pas tout changer de bas en haut, et d’une manière qui permette de régler toutes les crises en même temps ?
Il y a toutes les chances qu’on rate notre coup, mais chaque fraction de degré de réchauffement que nous pouvons retarder est une victoire, chaque décision politique qui rend nos sociétés plus humaines nous aidera à surmonter les inévitables chocs et tempêtes à venir sans glisser dans la barbarie. Parce que ce qui me terrifie, c’est ce que nous voyons à nos frontières en Europe, en Amérique du Nord et en Australie — je ne pense pas que ce soit une coïncidence si les États coloniaux et les pays moteurs de ce colonialisme sont en première ligne. Nous assistons aux débuts de l’ère de la barbarie climatique. Nous l’avons vu à Christchurch [1], nous l’avons vu à El Paso [En août 2019, un suprémaciste blanc a tué 22 personnes à El Paso, au Texas]] , où il y a ce mariage de la violence suprémaciste blanche et du racisme anti-immigrants.
C’est un lien que beaucoup de gens n’ont pas fait.
Cette tendance est claire depuis un certain temps. La suprématie blanche est apparue non seulement parce que les gens avaient envie d’idées qui allaient faire tuer beaucoup de gens, mais aussi pour protéger des actions barbares mais très rentables. L’ère du racisme scientifique a commencé avec la traite transatlantique des esclaves et en était une justification. Si nous voulons réagir au changement climatique en fortifiant nos frontières, alors les théories le justifiant en créant ces hiérarchies dans l’humanité vont revenir en force. Il est de plus en plus difficile de le nier puisque des tueurs le crient sur tous les toits.
Une critique que l’on entend au sujet du mouvement écologiste est qu’il est dominé par les Blancs. Qu’en pensez-vous ?
Lorsqu’un mouvement émane majoritairement du secteur le plus privilégié de la société, son approche est craintive face au changement. Les gens qui ont beaucoup à perdre ont davantage peur du changement que les gens qui ont beaucoup à y gagner et auront tendance à se battre plus fermement. D’où l’utilité d’aborder le changement climatique en le reliant aux questions de base : comment allons-nous obtenir des emplois mieux rémunérés, des logements abordables, un moyen pour les gens de prendre soin de leur famille ?
J’ai eu de nombreuses conversations avec des environnementalistes, ils semblent vraiment croire que lier la lutte contre les changements climatiques à la lutte contre la pauvreté ou à la lutte pour la justice raciale va rendre le combat plus difficile. Nous devons sortir de cette pensée, type « ma crise est plus grande que la tienne : d’abord, nous sauvons la planète, puis nous luttons contre la pauvreté, le racisme et la violence contre les femmes ». Ça ne marche pas. Cela aliène les gens qui se battraient pourtant le plus courageusement pour le changement. Ce débat a énormément avancé aux États-Unis en raison des personnes à la tête du mouvement pour la justice climatique et parce que ce sont les femmes racisées du Congrès qui défendent le Green New Deal. Alexandria Ocasio-Cortez, Ilhan Omar, Ayanna Pressley et Rashida Tlaib viennent de communautés qui ont été traitées brutalement sous les années du néolibéralisme et depuis plus longtemps encore, et elles sont déterminées à représenter les intérêts de ces communautés. Elles n’ont pas peur d’un changement radical parce que leurs communautés en ont désespérément besoin.
Dans le livre, vous écrivez : « La dure vérité est que la réponse à la question “que puis-je faire, en tant qu’individu, pour arrêter le changement climatique ?” est : rien. » Vous y croyez encore ?
En ce qui concerne les émissions de carbone, les décisions individuelles ne vont pas s’additionner à la hauteur dont nous avons besoin. Et je crois que le fait que, pour tant de gens, il soit plus confortable de parler de sa propre consommation que de changement systémique est un produit du néolibéralisme : nous avons été formés pour nous voir d’abord comme des consommateurs. D’où l’intérêt d’évoquer des moments historiques comme le New Deal ou le Plan Marshall : cela nous ramène à une époque où nous étions capables de penser le changement à grande échelle. Mais depuis quelques décennies, ous avons été entraînés à penser très petit. Il est très significatif que Greta Thunberg ait fait de sa vie une urgence vivante.
Elle a pris la mer pour le sommet de l’ONU sur le climat à New-York sur un yacht sans émission de carbone…
Exactement. Mais il ne s’agit pas de ce que Greta fait en tant qu’individu. Il s’agit de ce que Greta diffuse dans les choix qu’elle fait en tant qu’activiste, et je trouve ça magnifique. Elle utilise le pouvoir dont elle dispose pour faire savoir qu’il s’agit d’une situation d’urgence et elle essaie d’inciter les politiciens à la traiter comme une urgence.
Personne n’est exempté d’examiner ses décisions et ses comportements, mais depuis que j’ai écrit No Logo, on m’a posé des questions du genre : « Que devrais-je acheter, où devrais-je le faire, quels sont les vêtements éthiques ? » Ma réponse est que je ne suis pas une conseillère lifestyle, je ne suis le gourou du shopping de personne. Je fais des choix dans ma propre vie, mais je ne me fais pas d’illusion sur le fait que ces choix vont faire la différence.
Certaines personnes choisissent de ne pas avoir d’enfants. Qu’en pensez-vous ?
Je suis heureuse que ces discussions tombent dans le domaine public plutôt qu’on ait peur d’en parler. Les gens se sentaient isolés. Je me suis sentie isolée. C’était l’une des raisons pour lesquelles j’ai attendu aussi longtemps avant d’essayer d’être enceinte : je disais tout le temps à mon partenaire : « Quoi, tu veux avoir un guerrier à la Mad Max, combattant avec ses amis pour avoir de la nourriture et de l’eau ? » Ce n’est que lorsque j’ai fait partie du mouvement pour la justice climatique et que j’ai pu voir une voie à suivre, que j’ai pu imaginer avoir un enfant. Mais je ne dirais jamais à personne comment répondre à cette question des plus intimes. En tant que féministe qui connaît l’histoire brutale de la stérilisation forcée et la façon dont le corps des femmes devient une zone de combat lorsque les décideurs tentent de contrôler la population, je pense que l’idée qu’il existe des solutions réglementaires lorsqu’il s’agit d’avoir ou non des enfants est une catastrophe à rebours de l’histoire. Nous devons lutter ensemble contre notre deuil climatique et nos craintes climatiques, et la discussion que nous devons avoir est de savoir comment bâtir un monde où ces enfants pourront mener une vie prospère et sans carbone.
Au cours de l’été, vous avez encouragé les gens à lire L’Arbre-monde, le roman de Richard Powers. Pourquoi ?
Ce que Powers écrit sur les arbres est qu’ils vivent en communauté, qu’ils sont en communication, qu’ils planifient et réagissent ensemble, et nous avons tort dans la façon dont nous les concevons. C’est la même discussion que nous avons pour savoir si nous allons résoudre la crise en tant qu’individus ou comme organisme collectif. Et puis, il est rare, dans la bonne fiction, de valoriser l’activisme, de le traiter avec un réel respect, de parler des échecs, de reconnaître l’héroïsme des gens qui mettent leur corps en jeu. Je pense que Powers l’a fait d’une manière extraordinaire.
Que pensez-vous de ce que le mouvement Extinction Rebellion a accompli ?
Une chose qu’ils ont très bien réussi est de nous sortir du modèle de militantisme classique où l’on dit aux gens quelque chose d’effrayant en leur demandant de cliquer quelque part pour faire quelque chose. J’entends souvent les gens dire que dans les années 1930 ou 1940, on pouvait s’organiser quartier par quartier ou lieu de travail par lieu de travail, mais qu’aujourd’hui, ce n’est plus possible. La seule chose qui va changer cette croyance est de se retrouver face à face, en communauté, d’avoir des expériences, loin de nos écrans, ensemble dans la rue et dans la nature, d’obtenir des choses et de sentir ce pouvoir.
Vous parlez d’endurance dans le livre. Comment faites-vous pour continuer ? Vous vous sentez pleine d’espoir ?
J’ai des sentiments compliqués sur cette question de l’espoir. Il ne se passe pas un jour sans que je n’aie un moment de panique pure et simple, de terreur totale, de conviction totale que nous sommes condamnés, et puis je m’en sors. Je suis rafraichie par cette nouvelle génération si déterminée, si forte. Je suis inspirée par la volonté de faire de la politique électorale, parce que ma génération, lorsque nous étions dans la vingtaine et la trentaine, avait tellement de suspicion à l’idée de se salir les mains avec la politique électorale qu’elle a perdu beaucoup d’occasions. Ce qui me donne le plus d’espoir en ce moment, c’est que nous avons enfin la vision de ce que nous voulons ou du moins la première ébauche. C’est la première fois de ma vie que cela se produit. Et aussi, j’ai décidé d’avoir des enfants. J’ai un enfant de sept ans qui est obsédé et amoureux du monde naturel. Quand je pense à lui, après avoir passé tout un été à parler du rôle du saumon dans l’alimentation des forêts où il est né, en Colombie-Britannique, et de la façon dont le saumon est lié à la santé des arbres, du sol, des ours, des orques et de tout ce magnifique écosystème, et je pense à ce que ce serait de devoir lui dire qu’il n’y a plus de saumons. C’est ce qui me motive. Et me détruit.
[1] En mars 2019, un terroriste d’extrême droite a attaqué deux mosquées et tué 51 personnes à Christchurch, en Nouvelle-Zélande.
Propos recueillis par Natalie Hanman. Reporterre, 18 septembre 2019
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