Naomi Klein: luttons contre la crise climatique!
Naomi Klein, l’activiste altermondialiste des premières heures, parle de l’urgence de la crise climatique, de son rejet d’Instagram et de la responsabilité personnelle de réduire sa consommation.
Il y a quatre ans, le manifeste Un bond vers l’avant, que vous avez cosigné,proposait un plan de lutte contre les changements climatiques au Canada. Un cycle électoral plus tard, qu’avons-nous fait?
Je dirais que nous n’avons toujours pas commencé à parler franchement des changements climatiques. Jusqu’à maintenant, le Parti libéral actuellement au pouvoir et certains des gouvernements NPD provinciaux se sont contentés de dire: «Nous allons faire certaines choses pour réduire les émissions, mais pas trop et pas trop vite.» Avec pour résultat que les gens ne comprennent pas bien et manquent de motivation, et que le Canada n’atteint même pas les cibles, pourtant inadéquates, qui ont été fixées sous l’administration Harper. Entretemps, les changements climatiques sont devenus une réalité plus visible pour un nombre croissant de Canadiens: pour ceux qui vivent sur la côte ouest, pour qui l’été est devenu la saison des feux de forêt, le changement climatique n’est plus cette abstraction qui inquiète quand on pense aux enfants à naître; le changement est déjà là.
En quoi le projet de New Deal vert des démocrates américains et votre « bond vers l’avant » diffèrent-ils des précédentes stratégies pour le climat?
Pour commencer, ils sont tous deux imprégnés d’une mission. Depuis qu’il est question de changement climatique, on estime pouvoir y remédier dans le cadre d’une économie de marché, à l’aide de demi-mesures inspirées du marché comme une taxe sur le carbone ou un système de quotas d’émission. Le New Deal vert envisage un nouveau cadre – un plan d’infrastructures qui va changer le squelette de notre économie [dépendante des émissions de carbone]. Il s’agit de transformer les transports et la façon d’obtenir des sources d’énergie – en fait, de changer notre mode de vie. Les gens s’inquiètent pour certains emplois; mais le New Deal vert permettra aussi la création de nouveaux emplois. Ainsi, le travailleur des sables bitumineux passera du pétrole et du gaz aux énergies renouvelables. Au bout du compte, notre plus gros problème pourrait être une pénurie de main-d’œuvre.
Qu’est-ce qui est le plus efficace, l’optimisme ou les prédictions apocalyptiques?
Une combinaison des deux. Si on veut que les gens fassent un bond vers l’avant, il faut leur indiquer où atterrir; sinon, ils ne feront que sauter sur place. Alors, à quoi ressemble l’action? Trop de Canadiens associent l’action climatique à une augmentation du prix de l’électricité ou du carburant. Ils n’y voient que des pertes. Or, les avantages sont réels. Et honnêtement, qui est satisfait du statu quo? Sommes-nous satisfaits du niveau d’inégalité dans le monde? Et que tant de collectivités boivent de l’eau contaminée et voient leurs droits constamment bafoués?
Selon vous, le changement climatique est non seulement une crise économique, mais aussi une crise spirituelle. Que voulez-vous dire?
L’histoire qu’on nous a racontée à propos de notre place sur la planète est un mensonge, une illusion selon laquelle nous serions séparés de la nature. Tous les habitants de Porto Rico vous le diraient: nous ne maîtrisons pas la nature et nous ne sommes pas séparés d’elle. Le charbon nous a faussement fait croire que nous pourrions maîtriser le climat et abolir les distances, mais ce faisant, nous libérons du carbone dans l’atmosphère. Et quelques centaines d’années plus tard, la réaction est violente et nous remet à notre place.
Les détracteurs du New Deal vert disent que c’est un projet chimérique difficilement applicable. Que leur répondez-vous?
Je leur dirais: quel projet proposez-vous, alors? Il nous faut une stratégie et elle doit s’appuyer sur nos connaissances scientifiques les plus fiables. Beaucoup des grands patrons en savent plus long sur la politique que sur la science climatique. Ils ont l’air sérieux parce qu’ils portent tous des vestons-cravates, mais ils participent à une vraie farce.
Dans l’un des essais de votre nouveau livre, La maison brûle, vous dites que l’action climatique est incompatible avec notre culture actuelle de l’« éternel présent ». Pourquoi donc?
Il semble que la crise climatique ait mal choisi son moment pour apparaître sur le radar de l’humanité, car nous sommes tous en train de nous perdre dans nos écrans. Cette absorption dans le virtuel affecte notre capacité de concentration et d’interaction avec notre milieu. Si on regarde en arrière, le New Deal de Roosevelt, qui venait en réaction à la Grande Dépression, privilégiait d’envoyer les enfants à l’extérieur, pour travailler en forêt et dans les fermes à la conservation du sol et à la plantation d’arbres. Ces enfants ont appris à aimer la nature. Il faut rétablir ce lien.
Attendez, êtes-vous en train de dire qu’on pourrait profiter de la nature sans en afficher des photos sur Instagram?
Ce n’est pas possible, d’après vous? Bon, d’accord, on passerait moins de temps à faire des égoportraits, mais on en aurait plus pour reconstituer les milieux humides.
Vous n’êtes pas sur Instagram. Est-ce pour vous protéger?
En effet. Twitter est assez nuisible comme ça. J’ai déjà l’algorithme de la haine, je n’ai pas besoin de celui de la jalousie.
Votre ouvrage phare sorti il y a 20 ans, No Logo, a déclenché certaines des premières conversations sur le développement durable et l’image de marque éthique. Êtes-vous fière?
Il y a maintenant des marques éthiques et une vraie transparence, ce qui est formidable, mais c’est encore un marché de niche, en fait. Le capitalisme est un système incroyablement résilient. Nous esquivons encore la question fondamentale: notre consommation excessive. Selon moi, le changement le plus important, c’est le développement de la récupération, de la consignation, quel que soit le mot actuellement à la mode. Tout le monde connaît les trois R, mais le recyclage est le seul qui a tenu le coup parce que c’est le seul qui nous permet de continuer à consommer sans fin. Or, nous frappons un mur. Et la Chine nous dit: « Nous ne voulons plus de vos déchets! » Cette consommation effrénée n’est tout simplement plus défendable. Réparer est un autre Rimportant. Et refuser.
Quelles mesures prenez-vous pour réduire votre propre empreinte carbone?
D’abord, je voudrais dire que l’idée selon laquelle nous pourrions rétablir le climat par notre action individuelle fait, en quelque sorte, partie du problème. Il faut une organisation politique pour obtenir des changements majeurs dans la réglementation, dans la législation. Ce qui ne signifie pas que je ne fais aucun effort. L’une des raisons qui m’ont poussée à accepter le poste de première titulaire de la chaire Gloria Steinem à l’université Rutgers (au New Jersey), c’est mon mode de vie incroyablement coûteux en carbone à cause de mes conférences partout dans le monde. À présent, je prends moins l’avion et j’y pense à deux fois avant de le faire. Je ne mange pas de produits laitiers et je suis végétarienne. Je me triture l’esprit pour savoir si j’ai vraiment besoin d’acheter telle chose ou si je suis simplement mal dans ma peau ce jour-là. Et puis, je suis mère: beaucoup des gestes que je pose au quotidien sont dictés par le fait que j’élève un être humain qui aime passionnément la planète.
Des conseils à donner aux parents qui tentent de faire la même chose?
Je ne pense pas qu’il faille exposer les très jeunes enfants aux aspects les plus effrayants de la crise environnementale. Oui, je parle de pollution à mon fils. Mais il faut vraiment éviter que les premiers contacts des enfants avec le monde naturel soient traumatisants; je m’inquiète du fait que beaucoup de jeunes personnes découvrent en même temps les animaux et leur extinction, si bien que la nature elle-même devient un lieu de perte et de danger. Selon moi, ce que nous pouvons faire de plus important pour nos enfants, c’est de les aider à entrer en contact avec la nature et à s’émerveiller. Nous ne nous battons pour protéger que ce que nous aimons.
Entretien avec Courtney Shea, Châtelaine, 8 octobre 2019.
Photo: Kourosh Keshiri
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