Montréal sous les projecteurs
Lumière ! Cela semblait être le mot d’ordre des célébrations du 375e anniversaire de Montréal, en 2017. Lumière sur le pont Jacques-Cartier, par l’entremise de l’onéreuse installation lumineuse permanente de Moment Factory, mais lumière aussi sur le mont Royal, où scintillaient des œuvres créées par Marc Séguin.
Montréal, ville d’hiver plongée de longues heures dans l’obscurité, prenait ainsi place dans la lignée des villes du monde qui ont fait de la lumière un pôle majeur d’attraction, dont Lyon, Berlin, Sydney ou Shanghai.
Mais quelle part d’ombre de la ville est occultée derrière ce déluge de lux désormais projetés en permanence sur les murs du Quartier des spectacles une fois la nuit tombée ?
C’est la question que pose l’historienne de l’art Josianne Poirier, dans son essai Montréal fantasmagorique. Ou la part d’ombre des animations lumineuses urbaines, publié chez Lux.
Quoique fervente amoureuse de la lumière, Josianne Poirier s’inquiète de l’image synthétique et pacifiée de la vie urbaine que véhiculent ces projections qui s’allument une fois la nuit tombée, du cœur vivant de la ville rendu invisible par ces éclats de lumière.
« J’ai beaucoup observé le Quartier des spectacles autour de 2010, au moment où il y avait une accentuation de la lumière et des parcours de projection, l’installation de vidéos monumentales permanentes. Je me demandais ce que cela faisait à notre expérience de la ville et comment cela transformait le centre-ville », dit-elle.
Dans son livre, Josianne Poirier remonte jusqu’au XVIIe siècle, quand Louis XIV, le Roi-Soleil, fait installer 2736 chandelles au-dessus des rues de Paris. « Ces lanternes, écrit-elle, contribuent à la sécurité des lieux, mais elles rappellent aussi la possibilité constante d’une surveillance. » Elle retrace aussi les origines de la fantasmagorie dans les lanternes magiques, apparues après la Révolution, qui permettait la projection de formes ou de personnages à travers des plaques de verre.
À Montréal, c’est en 1815 que sont installés les 22 premiers réverbères à l’huile rue Saint-Paul, à l’initiative d’une poignée de commerçants, rapidement imités par ceux de la rue Notre-Dame. En 1818, 24 hommes sont embauchés pour entretenir et allumer les lampes, et agissent à titre de gardiens de la ville. « Ils forment le premier corps policier de Montréal », écrit-elle.
Pourtant, si l’éclairage de nuit induit un réel sentiment de sécurité, il n’agit pas nécessairement sur la criminalité. « Il y a un constat qui revient constamment en Amérique du Nord, c’est qu’il y a plus de délits qui sont commis le jour que la nuit », relève Josianne Poirier en entrevue.
Trop lumineux pour les poissons
Aujourd’hui, les projections nocturnes qui animent le Quartier des spectacles sont si nombreuses qu’on peinerait à trouver des espaces où en ajouter. Au moment d’illuminer le pont Jacques-Cartier, il a même fallu réduire l’éclairage et l’animation pour ne pas nuire à l’écosystème des îles et à la vie des poissons du Saint-Laurent… Au sujet de ces fameuses Connexions vivantes, œuvre de Moment Factory, qui devait prendre le pouls du big data montréalais en enregistrant des informations à partir des téléphones cellulaires, Josianne Poirier se demande si on n’a pas misé davantage sur le processus et la technique que sur le résultat.
Josianne Poirier précise qu’elle n’est « pas nostalgique de la vie prémoderne ». « J’aime profondément la lumière et l’éclairage », dit-elle, dans la mesure où celui-ci est présenté de manière sensible et invitante. En tant que femme voyageant souvent seule, elle dit d’ailleurs apprécier le fait de pouvoir circuler dans un endroit bien éclairé, même si une lumière blanche et excessive peut, elle aussi, générer de l’insécurité.
Le projet Cité Mémoire, de Michel Lemieux et Victor Pilon, est lui aussi un legs des fêtes du 375e anniversaire de Montréal. Il s’agit d’une succession de tableaux lumineux conçus pour représenter autant d’aspects de l’histoire de la ville. Mais le projet offre également, selon elle, « une vision pasteurisée du récit collectif », écrit-il. Il faut dire que, par leur nature même, les fêtes du 375e occultaient toute l’histoire de Montréal qui avait précédé l’arrivée de Maisonneuve et Jeanne Mance.
Dans son essai, elle insiste particulièrement sur le Grand Tableau, pièce maîtresse du projet. Au terme de ce tableau, qui débute lorsque Montréal est encore ensevelie sous l’océan, différents personnages de l’histoire dansent ensemble au rythme de la chanson Aimes-tu la vie comme moi ?, de Boule Noire. « Toutes les embûches du passé semblent avoir été surmontées », constate-t-elle. Parallèlement, un projet comme L’ampleur de nos luttes, de Jenny Cartwright et du Sémaphore, qui célébrait le 50e anniversaire de la manifestation des femmes pour le droit de tenir des assemblées publiques, a été refusé par le Quartier des spectacles. Le message signifiant le refus indiquait que « les contenus mettant en avant une cause sociale, une cause/un mouvement/un parti politique/un groupe social, ne sont pas considérés comme artistiques », relate-t-elle.
Reste que très peu de grands projets lumineux ont été élaborés à Montréal après 2017. Depuis, la pandémie a aussi chassé temporairement les festivals extérieurs du Quartier des spectacles. Pendant ce temps, des tables de pique-nique et des arbres en bac ont accueilli les passants, ce qui a créé une atmosphère contrastant largement avec l’ambiance des grands événements attirant les foules.
Pour Josianne Poirier, il s’agirait simplement de faire davantage confiance à l’imprévu et à l’éphémère, pour voir et entendre le vrai pouls de la ville, hors des mises en scène prédéterminées. « Il faut faire confiance à des usages plus spontanés, à l’imprévu, et à la capacité des gens de s’organiser. »
Caroline Montpetit, Le Devoir, 7 février 2022.
Photo: Valérian Mazataud / Le Devoir. Josianne Poirier devant l’installation lumineuse «Impulsion» sur la Place des Festivals
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