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24 janvier 2016

Monde Diplomatique, janvier 2011

Livre référence:
Paroles vagabondes

À quoi sert l’utopie ?

On ne disserte pas sur Eduardo Galeano, on le lit. On ne lit pas Galeano, on le déguste.

Dans ce recueil de textes courts alternent histoires, contes et légendes qui forment la trame de la conscience et de l’imaginaire latino-américains. Et quel imaginaire ! Voici Calamity Jane, bien mal en point, couchée sur le dos de son cheval Satan, tandis que descendent les bouteilles de rhum de la Jamaïque. Voici une femme à lunettes — nul n’en a jamais vu dans ces contrées (ni au-delà). Voici le clown qui salue la foule en s’enlevant la tête, le bonnet et tout. Voici Fernando Rodríguez : il avait conservé tous ses rêves dans un sac de supermarché ; le sac s’est ouvert et les rêves se sont échappés. Vraiment ? « S’il vous plaît, je vous en supplie, ne me faites pas l’affront de me demander si cette histoire a vraiment eu lieu, susurre Galeano. Je vous l’offre pour que vous la fassiez exister. »
A pied, à cheval, à dos de mule ou dans un grondement de train qui tchaquatchaque, nous voilà à Ayacucho, dans la région agreste du Pernambouc, sur la rivière Uspanapa ou la côte du golfe du Mexique, à Carthagène des Indes, dans les îles Chiloé, sur la rivière Caroní — à la recherche du chasseur de trésors. Il ne manque personne : on croise les pauvres, les riches, les nouveau-nés et les épuisés, les nus et les déguisés. Celui qui sait lire lit : « Interdit ». Celui qui ne sait pas apprend à coups de bâton — l’école du pauvre. Car Galeano reste ce poète du coin, enclin à la critique sociale.
Depuis toujours en chaire, le curé Benito agite devant les Indiens le spectre de la grêle, de la sécheresse et autres vengeances du Seigneur. C’est que de nouvelles guerres et des révolutions éclatent chaque jour, et que Dieu n’est pas d’humeur à être contrarié. Depuis son observatoire des profondeurs, Lucifer suit la situation, inquiet : « C’est toujours moi qui récupère les pires ! » Mais voilà qu’arrive l’ennemi du dragon de la disgrâce, voilà saint Georges qui apparaît, casque et plumes de guerre, une lance à la main, à cheval sur une moto Yamaha. Le fils de Dieu aussi revient sur terre et s’adresse à tous : « Mon papa n’aime pas que vous l’utilisiez pour justifier la lâcheté et la bêtise. » Les murmures s’intensifient, on commence à entendre des cris. « Ils m’écouteront quand je serai mort, soupire Jésus. C’est comme ça, ici, sur la terre. »
Faut-il voir dans cet univers la malédiction du rêve incessant ? A sa manière, Galeano répond : « Je m’approche de deux pas, elle s’éloigne de deux pas. J’avance de dix pas et l’horizon s’enfuit dix pas plus loin. J’aurai beau avancer, jamais je ne l’atteindrai. A quoi sert l’utopie ? Elle sert à cela : à cheminer. »
Il y a des éclairs et il pleut toute la nuit, et le monde se réveille plus lumineux que jamais.

Maurice Lemoine, Monde Diplomatique

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