«Mœurs»: années noires?
Les éditions Lux publient Mœurs, un essai du philosophe québécois Alain Deneault. Critique vis-à-vis du politiquement correct, des tabous politiques et de la rhétorique des extrêmes, il questionne les tournants pris par une société où la parole s’enserre et se libère de manière parfois irrationnelle.
Épinglant avec la même conviction les trois extrêmes (gauche, droite et centre), l’auteur et philosophe québécois Alain Deneault entend avant tout mettre en critique les articulations du débat public à une époque où les tabous et les arguments falsifiés tiennent la dragée haute aux discours factuels et cartésiens. Pour en prendre la pleine mesure, il suffit de se référer à quelques-unes des réflexions qu’il soulève dans Mœurs : à gauche, une mouvance intersectionnelle qui additionne les luttes au point de rompre avec leur objet ; au centre, des principes ultralibéraux et un darwinisme social tellement recroquevillés que le dialogue en devient impossible et que les opposants finissent invariablement boutés hors de la raison ; à droite, un racisme parfois décomplexé, des complotistes qui remplissent un vide programmatique avec des théories farfelues et une propension à réduire des mouvements rivaux à quelques excès ou débordements…
Alain Deneault dissocie pourtant son essai de la seule sphère politique. Il rappelle que le racisme est une option et qu’elle ne peut s’appréhender autrement que sur un mode systémique. Après tout, se défendre d’être raciste, n’est-ce pas déjà admettre que la possibilité de l’être existe et qu’elle peut être activée à tout moment ? Il rappelle d’ailleurs qu’il demeure difficile de se dresser contre le racisme ordinaire, dans lequel il englobe les blagues déplacées, les petits commentaires malveillants ou le favoritisme à la petite semaine. Le philosophe regrette par ailleurs qu’aux rapports de domination bien réels se juxtapose, par confusion, l’implacable privilège blanc, un prisme parfois fallacieux à travers lequel on tend désormais à tout analyser. Un artiste blanc précarisé doit-il ainsi s’estimer chanceux parce qu’il se produit davantage que son homologue noir ? Et l’auteur de rappeler que la normalité ne saurait constituer un privilège, qu’elle demeure souhaitable en tout lieu et qu’on se doit de savoir pourquoi et comment des groupes sociaux entiers en sont impunément exclus. Il revient aussi sur les études de Lawrence Jacobs, qui a montré comment les Blancs déclassés du Midwest américain, à force d’être accusés par une gauche urbaine et cosmopolite de jouir éhontément de privilèges, a fini par succomber à la rhétorique de l’extrême droite.
Écriture inclusive et changement de statut du référent, proximité entre les cadres de gauche et les puissances de l’argent, réflexe spinoziste rendant des mots consubstantiels aux désagréments qu’ils entraînent, procès d’appropriation culturelle (et plus encore), cadrage idéologique et incapacité des médias, en certaines circonstances, à organiser un débat serein en adoptant une attitude agnostique (notamment sur la Covid-19) : en prenant appui sur des chercheurs et des philosophes, en développant une pensée tentaculaire, et à mesure que les chapitres et les sujets s’égrènent, Alain Deneault multiplie des axes de réflexion qui, par effet cumulatif, accentuent la densité et la force démonstrative de Mœurs. Ce dernier se clôture de manière assez pessimiste, en sursignifiant notre incapacité à remettre en question nos modes de vie (le capitalisme prétendument vert en est un exemple édifiant) et en énonçant les principes régisseurs du lean management, de la techno-surveillance ou des échanges 2.0. Aux yeux de l’auteur, « notre entendement reste indifférent aux menaces qui ne sont pas immédiates, spectaculaires, abruptes » et « nous nous faisons collectivement à la mort lente ». On ne peut pas vraiment lui donner tort.
Jonathan Fanara, Le Mag du ciné, 15 mai 2022.
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