«Mélancolies identitaires» dans Mediapart
A quoi m’attendais-je en me procurant ce livre ? A rire. A me gausser de la pensée vermoulue de cet intellectuel médiatique québécois, fort connu du côté du Saint-Laurent, mais aussi, l’ai-je appris, à Paris, où on accueille volontiers sa prose.
Je m’attendais donc à un pamphlet cinglant, sarcastique, d’autant que le sous-titre du livre fleurait bon le récit d’explorateur à grand tirage : certains affrontent l’Everest à mains nues, s’enfoncent dans la jungle en short à fleurs, d’autres lisent… Mathieu Bock-Côté (MBC) ; à chacun son Graal ! Raté… Je me suis dit alors que l’auteur s’était mis dans les pas d’un Gérard Noiriel s’employant, brillamment, à déchiffrer Zemmour et le zemmourisme dans Le venin dans la plume ? Pas vraiment : « Ce livre n’est pas une analyse de ses discours. Ce n’est pas non plus un pamphlet » prévient Marx Fortier, dès l’introduction. Alors qu’est-ce ?
C’est un essai sur le monde contemporain, un monde capable de produire des MBC, ce « Zemmour à visage humain », comme têtes de gondole intellectuelles. Car, à entendre certains, MBC est un penseur majeur de notre temps, qui n’a d’yeux que pour le travail (en tant que producteur de patrimoine individuel), la famille (traditionnelle), la patrie (ethnoconfessionnelle et francophone)… et De Gaulle, incarnation du Père et du Grand Homme (qui fait l’histoire, seul, évidemment).
Dans le monde médiatique tel qu’il est aujourd’hui industriellement structuré, MBC est un bon client, car il pense à la façon d’un éditorialiste, autrement dit il produit du commentaire politique clivant. MBC pleure un monde qui n’est plus, si tant est qu’il le fut un jour, un monde où tout était à sa place : l’homme au travail, la mère au foyer, l’église au centre du village, et la francophonie aussi blanche que les premières neiges d’automne. Il clame, aux heures de grande écoute et sur tous les plateaux, qu’il est la voix d’un peuple bâillonné par des décennies de gauchisme culturel, de « politiquement correct » et de médias aux ordres. Il est la voix des sans-voix et il parle à leur place. Il se pose en prophète1, mais un prophète qui n’aurait pas grand-chose à dire : car « il est difficile de comprendre MBC, nous dit l’auteur, tant l’effort de ne pas dire les choses est gigantesque chez lui ». Certes, quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup, mais comme Mark Fortier le souligne, « les mouvements souterrains de la société, lents et difficiles à percevoir, échappent totalement à son attention », de même que la question des classes sociales ou du néolibéralisme ; ce qui est pour le moins singulier pour un… sociologue de formation ! Pour MBC, tout n’est qu’affaire de grands hommes (« En politique, je préfère les grands egos aux petits égaux » écrit-il), de (sainte) famille et de Nation mises en péril par le métissage et les funestes désirs émancipateurs des uns et des autres (maudit Mai 68 !) : dans ce schéma culturaliste (Nous contre Eux), les rapports sociaux de production n’ont pas leur place car ils érodent la puissance symbolique du Nous.
Notre monde va mal et MBC en est l’un des symptômes. Les replis identitaires accompagnent le néolibéralisme, les vendeurs de peur prospèrent, opposant aux bouleversements la nécessaire défense de cultures « authentiques », imperméables et a-dynamiques. Si l’auteur avoue ne pas avoir « compris quel est ce monde [que MBC] désire si violemment conserver », une partie de la réponse repose peut-être dans ces mots de Jean-François Bayart : « Au lieu d’exprimer le génie des « peuples » lové au plus profond de leur « culture populaire » – comme le veut la fable culturaliste -, les stratégies identitaires trahissent l’appétit d’élites nouvelles en mal d’intégration, de pouvoir et de richesse »2.
Notes
1Léo Löwenthal et Norbert Guterman, Les prophètes du mensonge. Etude sur l’agitation fasciste aux Etats-Unis, La Découverte, 2019.
2Jean-François Bayart, L’illusion identitaire, Fayart, 1996, p. 95.
Christophe Patillon, Mediapart, 31 janvier 2020
Lisez l’original ici.