Après l’élection de Donald Trump à la Maison-Blanche, en 2016, les journalistes américains de gauche ont ressassé leur incapacité à raconter avec justesse la vie des “laissés-pour-compte” dans les États désindustrialisés de la Rust Belt [“Ceinture de la rouille”] – ces régions qui avaient porté Trump au pouvoir. Un livre offre un exemple marquant des reportages qui avaient été négligés : celui du professeur de Princeton Matthew Desmond publié en 2016 et intitulé Avis d’expulsion. Exploitation urbaine de la pauvreté [Lux Éditeur, traduction de Paulin Dardel].

Pendant deux ans, à partir de 2008, Matthew Desmond a vécu parmi les populations les plus déshéritées de la société américaine. Il s’est d’abord installé dans un parc de mobile homes, puis dans le quartier le plus pauvre de Milwaukee, dans le Wisconsin. Il s’est lié d’amitié avec des familles qui peinaient à payer leurs factures et qui, par désespoir, avaient déménagé d’un logement à un autre, mais il a aussi rencontré des propriétaires qui les exploitaient et les mettaient à la rue. Il en a résulté des portraits saisissants et déchirants, ceux de personnes noyées par un système qui accable les plus vulnérables.

À l’époque, il avait tiré de terribles conclusions : non seulement la menace constante et la réalité de l’expulsion étaient le facteur numéro un qui perpétuait la pauvreté, mais beaucoup de gens s’enrichissaient en maintenant leur prochain dans cette situation misérable et traumatique.

“Un homme cordial à l’indignation tranquille”

Lors d’un entretien dans le courant de mars, Matthew Desmond, un homme cordial à l’indignation tranquille, m’a décrit la suite d’Avis d’expulsion. Son nouvel essai, intitulé Poverty, by America [“La Pauvreté made in America”, inédit en français], est très différent de son livre précédent, qui avait reçu le prix Pulitzer de l’essai en 2017. C’est le récit lucide de tout ce qu’il a appris et des choses qui pourraient changer. Les enseignements qu’il décrit semblent applicables sans délai aux contextes des États-Unis et du Royaume-Uni.

“J’ai consacré l’essentiel de ma vie adulte à ce sujet, affirme-t-il, à donner des cours sur la pauvreté et à passer beaucoup de temps sur le terrain. Je me suis quand même interrogé sur ce que je répondrais si quelqu’un m’abordait dans la rue et me demandait pourquoi il y a tant de pauvreté dans un pays si riche.” Il commence par dérouler quelques données.

“Si les pauvres des États-Unis fondaient un nouveau pays, ils seraient plus nombreux que la population de l’Australie. Plus de 1 million d’Américains n’ont pas l’eau courante ou le tout-à-l’égout chez eux… Plus de 38 millions ne peuvent pas s’acheter des articles de première nécessité. Plus de 1 million d’enfants sont sans domicile fixe et vivent dans des motels, des voitures, des centres d’hébergement.”

Mais le livre ne porte pas uniquement sur cette pauvreté scandaleuse. C’est un livre sur “des vies que l’on amoindrit pour que d’autres puissent se déployer”, sur le contrat tacite entre les riches et les pauvres, ceux qui expulsent et ceux qui sont expulsés.

“On présente rarement la pauvreté comme une situation qui profite à certains d’entre nous”, souligne-t-il. “Il est bien sûr courant de reprocher aux pauvres leurs malheurs”, mais “rien ne nous oblige à laisser un minuscule pourboire au serveur ou à voter contre les logements sociaux dans notre quartier”.

Une vision systémique de la pauvreté

Selon Matthew Desmond, les mieux lotis maintiennent les pauvres dans la misère par trois moyens : nous les exploitons, nous élisons des responsables politiques qui préfèrent subventionner la richesse au lieu d’atténuer la pauvreté, et nous créons des quartiers prospères et protégés qui enracinent ces inégalités.

“Quand j’ai commencé ce travail à Milwaukee, détaille-t-il, je me demandais vraiment ce qui pouvait motiver quiconque à devenir propriétaire d’un parc de mobile homes. À la fin, je me suis dit : ‘Pourquoi s’en priver ?’ J’avais eu accès aux comptes du propriétaire, et ses bénéfices étaient impressionnants. D’après mes calculs, il gagnait plus de 400 000 dollars net par an. C’est à ce moment que cela m’a vraiment frappé : on parle souvent de pauvreté comme d’un phénomène isolé, alors qu’il faudrait le voir en relation avec d’autres éléments. Dans mon livre, je cite le romancier Tommy Orange, qui a écrit : ‘Des jeunes sautent par la fenêtre d’immeubles en flammes et trouvent la mort. Et nous pensons que le problème, c’est qu’ils sautent.’ [Ici n’est plus ici, Éditions Albin Michel, traduction de Stéphane Roques.] En lisant ça, je me suis donné pour objectif d’écrire plutôt sur les flammes.”

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Tim Adams du Guardian, Courrier international, 9 avril 2023.