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14 avril 2018

Julia Posca souffle la braise sous les fesses des dragons

« C’est bien connu, ou ce doit l’être, la richesse deviendra un signe indéniable du succès le jour où fleurira dans tous les esprits une culture entrepreneuriale, écrit Julia Posca. Tel est la règle d’or de la destinée manifeste des gagnants, des winners, de la nouvelle élite du pouvoir de cette belle et grande province. »

Voilà un plaidoyer qui arracherait sans doute un sourire aux dragons de ce monde si personne ne leur signalait que ce Manifeste des parvenus déborde autant d’ironie que les poches de la famille Desmarais débordent de fric.

Charge contre la richesse ostentatoire érigée en unique étalon de mesure de la réussite personnelle, ce caustique essai ridiculisant le « think big des pense-petit » se décline à l’instar d’un guide de pop-économie trouvé en pharmacie en six importants commandements : « L’argent, tu honoreras », « À plus petit que toi, tu ne t’intéresseras pas », « Une économie de dirigeants, tu bâtiras », « Par l’impôt, tu ne te laisseras pas dérober », « Le Bien, tu convoiteras » et « La réalité de la vie, c’est l’entreprise privée ».

Autant de manières de démontrer par l’absurde l’idée reçue voulant que les Québécois entretiennent une relation timorée avec leurs bidous. « Alain Bouchard de Couche-Tard prend souvent la parole au sujet de la littératie financière en disant qu’on ne comprend pas bien le monde des placements au Québec et que si on maîtrisait mieux nos finances personnelles, on pourrait s’enrichir », souligne en entrevue l’auteure Julie Posca.

« Mais il faut rappeler qu’Alain Bouchard dirige une entreprise qui paie ses employés au salaire minimum, et qu’il s’est opposé farouchement à l’augmentation du salaire minimum à 15 $ », poursuit la sociologue oeuvrant à l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques. « Le problème, évidemment, ce n’est pas que les gens comprennent mal les produits financiers, mais davantage le surendettement de ceux qui n’ont tout simplement pas la marge de manoeuvre nécessaire pour investir. »

C’est simple : deviens rentier

Face à un ascenseur social que le néolibéralisme refuse d’huiler adéquatement, le salarié moyen ne pourrait donc que rêver de faire fortune en regardant Dans l’oeil du dragon, suggère l’essayiste.

« Le grand paradoxe, c’est que ces entrepreneurs plaidant pour un régime minceur de l’État québécois sont des boomers qui ont pu s’élever socialement grâce à ce modèle. Mais une fois qu’on a démantelé le filet social et les institutions qui nous permettaient collectivement de nous émanciper, on se retrouve isolé, et donc les solutions pour améliorer notre condition n’apparaissent plus comme des solutions collectives », observe celle qui cite avec ahurissement plusieurs passages du best-seller du comptable Pierre-Yves McSween, En as-tu vraiment besoin ?

« Faire des placements, devenir rentier, c’est comme ça qu’on va améliorer notre condition, nous répète-t-on, et les gens adhèrent à ce discours parce que c’est devenu plus difficile d’entrevoir d’autres avenues. On a à ce point dépolitisé les questions économiques qu’on ne les voit plus que par la lorgnette des efforts individuels. »

L’entrepreneuriat partout

Célébré par des portraits journalistiques complaisants ou entre les pages d’hagiographies lui offrant sa place dans l’alignement d’un talk-show à heure de grande écoute, l’entrepreneur québécois aurait non seulement imposé son discours dans les médias, mais aussi dans les écoles, où son vocabulaire prend désormais toutes sortes de significations n’ayant pas toujours à voir avec ce qu’en pense le dictionnaire.

« Un entrepreneur, c’est un individu qui a le courage de concrétiser ses rêves, d’ignorer les risques et d’utiliser son plein potentiel de créativité pour innover », nous apprend par exemple sur le site J’entreprends.ca Valérie Bellavance, ancienne directrice générale pour le Québec de Futurpreneur Canada.

« On nous dit qu’on valorise l’entrepreneuriat, mais ce sont surtout les riches qu’on valorise, en fait, précise Julia Posca. Les petits entrepreneurs qui animent les vies de quartier et les villages, c’est extrêmement difficile pour eux de survivre dans un contexte où Bombardier et Vidéotron sont ceux qui sont le plus aidés par le gouvernement. On fait miroiter l’idée que tout le monde peut s’enrichir, alors qu’on abandonne les petits entrepreneurs qui essaient de survivre dans un modèle qui valorise les multinationales. »

Les autres formes de richesse

Après une première partie dont le sarcasme rappellera la férocité d’un Pierre Falardeau période Le temps des bouffons, Le manifeste des parvenus abandonne l’ironie pour mieux proclamer, sans deuxième degré, que les « parvenus souffrent de délire paranoïaque ». Surtout lorsqu’ils pointent la gauche comme responsable d’un immobilisme économique dont le Québec serait le maître.

« Tout ce discours met en avant l’idée que la richesse, c’est le fait d’accumuler de l’argent, alors qu’on oublie que la richesse, c’est la qualité des liens avec notre famille et notre entourage, c’est la qualité de l’environnement dans lequel on vit, c’est avoir du temps pour ses proches », plaide Julia Posca, pour qui l’argent qui dort est une des plus troublantes absurdités de notre époque.

« On nous vend l’idée que le but qu’on devrait partager, c’est d’accumuler toujours plus d’argent. Or, une fois qu’on a une maison, un chalet, deux voitures, une télé plasma, on ne peut pas accumuler des choses sans fin… à part l’argent. Il y a un moment où nos besoins sont comblés et ça devient mortifère comme logique sociale de viser l’accumulation de l’argent. »

Faudrait-il plafonner la richesse des particuliers ou les revenus des hauts dirigeants, comme de plus en plus de penseurs crédibles le proposent ? « On avait déjà plafonné la richesse, dans la mesure où on a déjà eu un système fiscal beaucoup plus progressif, rappelle la sociologue.

Plafonner le salaire des hauts dirigeants, ça me semble tomber sous le sens, parce que les inégalités de richesse vont nous nuire à tous. Il faut reconnaître qu’on est membre d’une société et que donc, on est responsable du bien-être de tout le monde, et non seulement de notre bien-être individuel. »

Extrait de « Le manifeste des parvenus »

« Aujourd’hui, les parvenus triomphent partout, ici comme à la Maison-Blanche ou à l’Élysée, et c’est peut-être là le malheur de cette élite, car la passion de l’argent et du capital, lorsqu’elle ne connaît pas de freins, se dénonce elle-même. »

Dominic Tardif, Le Devoir, 14 avril 2018

Photo: Marie-France Coallier / Le Devoir

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