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24 janvier 2016

Louis Hamelin, Le devoir, 5 février 2011

Livre référence:
Mémoires d’un révolutionnaire 1905-1945

Serge d’entre les morts

Dans ses Mémoires d’un révolutionnaire, livre brûlant et splendide, Victor Serge montre la quasi-impossibilité de survivre dans la justice et la justesse de la cause à laquelle on croit.

«J’ai constaté que l’écrivain ne peut exister, dans les sociétés modernes en décomposition, qu’en s’adaptant à des intérêts qui limitent forcément ses horizons et mutilent sa sincérité. J’ai constaté, en survivant par hasard à trois générations d’hommes vaillants — même dans l’erreur — auxquels je fus profondément lié et dont la mémoire me reste chère, une autre quasi-impossibilité de vivre quand on se donne entièrement à une cause que l’on croit juste, en d’autres termes quand on se refuse à dissocier la pensée de l’activité quotidienne.»

Toute la vie de Victor Serge, mort pratiquement loqueteux à Mexico en 1947 («[…] des semelles percées, un complet élimé, une chemise d’ouvrier», a décrit le camarade qui le récupère à la morgue, et «[…] une bande de toile fermait cette bouche que toutes les tyrannies du siècle n’avaient pu fermer»), semble tenir dans cette quasi-impossibilité de vivre, lui appartenir comme à sa seule vraie patrie. Une vie quasi impossible, mais pourquoi?

C’est que Victor Serge illustre par son existence même, vécue dans le feu de forge de l’histoire, le phénomène qu’un Camus est parvenu à cerner en lisant et en philosophant: si la révolte est naturelle et nécessaire au coeur de l’homme, une révolution juste demeure une impossibilité. La révolte organisée conduit au meurtre organisé, une tyrannie remplace une tyrannie, la révolution victorieuse, parvenue au pouvoir, devient une tragédie grecque: tout le monde meurt avant la fin.

Tragédie logique pour une situation sans issue: la révolution est mouvement, si elle cesse d’aller de l’avant, elle tombe. Le pouvoir, au contraire, est tout entier tendu vers sa propre conservation et c’est même sa loi suprême. L’histoire s’est beaucoup penchée sur les grands hommes, les chefs, les César, rarement sur la nature du pouvoir lui-même. Il nous manque une science du pouvoir, lequel vise toujours à se survivre et dont la réalité a plus à voir avec la biologie qu’avec l’éthique. La figure du singe dominant est peut-être primaire, elle n’en éclaire pas moins les chemins de la puissance et le visage du monde. Et la réalité biologique du pouvoir s’oppose donc à l’idéalisme révolutionnaire comme n’importe quel élément statique à un élément dynamique. La structure triomphe de l’homme, et dans tout jeune rebelle dort un potentat potentiel. Le divorce entre Castro et le Che est emblématique: gouverner ou lutter, il faut choisir. Le pouvoir est contre-révolutionnaire dans son essence même.

Survivre dans la justice ?

Camus, on le sait, refusait de tuer un seul homme pour libérer l’homme, fût-ce par procuration (par consentement implicite), en fermant les yeux. Dans ses Mémoires d’un révolutionnaire, 1905-1945, livre brûlant et splendide, Victor Serge écrit: «Les jeunes révoltés français et belges de mes vingt ans ont tous succombé; mes camarades syndicalistes de Barcelone 1917 ont presque tous été massacrés; mes camarades et mes amis de la Révolution russe ont vraisemblablement tous péri — sans exception, sauf miracle… Tous furent courageux, tous se cherchèrent une règle de vie plus haute et plus juste que celle de la soumission…»

Cette quasi-impossibilité de survivre dans la justice et la justesse de la cause à laquelle Serge fait allusion, c’est donc l’impossibilité de la révolution elle-même, vécue au niveau de l’homme, dans sa chair passionnée et transitoire d’acteur d’un vingtième siècle de toutes les contradictions de l’espèce humaine et de tous les drames de la conscience, acteur du coeur de l’action doublé d’un superbe écrivain. Qui, debout et droit au milieu des charniers, là où la lueur de départ de la balle de revolver dans la nuque semble la seule lumière au bout du tunnel, raconte la longue et vaste et incroyable massacrologie dont il a réchappé, en véritable écrivain plutôt que simple militant, sans avoir jamais abdiqué sa souveraine liberté de ressentir et de penser devant le despotisme de la machine prolo-totalitaire stalinienne, aux innombrables suppôts intellectuels, du plus rampant (Aragon) au plus lyrique (Neruda). Et sans pour autant retourner sa veste par calcul capitulard devant le dieu Capital et le monde-comme-il-est, tels nos petits trotskistes des années 70, ni s’excuser de continuer de croire ce qu’il croit. Improbable survivant dans un monde où un coup de pic à glace est si vite arrivé, Victor Serge est cet oiseau doublement rare: un opposant à Staline qui a réussi à trépasser de mort (pour autant qu’on le sache…) naturelle, et un pourfendeur du Goulag quinze ans avant Soljenitsyne.

Son oeuvre dénonciatrice n’a pourtant pas connu la fortune nobélisée de l’autre et fait figure de grande oubliée de la littérature anti-totalitaire, bien loin du podium où trônent les Orwell, Camus et Koestler. Susan Sontag, dans sa postface à L’Affaire Toulaév (le roman des grandes purges staliniennes, inspiré par l’assassinat de Kirov et les procès de Moscou, d’une ambition proprement dostoïevskienne), suggère que le cosmopolitisme forcé de Serge, né russe en Belgique de parents exilés politiques, puis fréquentant les anars en France et à Barcelone avant de rejoindre la révolution des Soviets, de monter en grade à Petrograd, de rôder à Vienne et à Berlin comme agent de la Troisième Internationale, de participer à l’Opposition de gauche avec le who’s who des futurs fusillés et de finir misérable au pays des Aztèques après être allé respirer le bon air sibérien, pourrait avoir joué contre sa réputation en empêchant la récupération de son oeuvre (écrite entièrement en français) par une quelconque littérature nationale. Maudit pour cause d’internationalisme littéraire, en quelque sorte. Pourtant, si l’on pense à Koestler, aucun corpus national ne surgit d’emblée à l’esprit…

Il y a cette différence importante: Orwell et Koestler n’ont trempé que dans la guerre d’Espagne, ce qui leur laisse les mains raisonnablement propres. Pour sa part, Victor Serge, il faut bien le dire, a pratiquement tiré le diable en personne par la barbichette: ses portraits du camarade Lénine dans les Mémoires sont d’une extraordinaire vivacité. Quelle plume! Pour le meilleur, le pire et l’encore pire d’une Terreur qui s’est étendue sur le sixième du monde habité, Serge est, devant l’histoire, le témoin privilégié et irrepenti de ces «trois générations d’hommes vaillants — même dans l’erreur» qui furent, à l’aube des lendemains qui chantent, les combattants de la révolution d’Octobre puis, masse humaine après masse humaine de vieux grognards, de fidèles apparatchiks et héros de la première heure, pour boucler l’implacable boucle, les victimes de sa Grande Faucille.

«J’avoue que le sentiment d’avoir tant de morts derrière moi, et dont beaucoup valaient mieux que moi par l’énergie, les capacités, la formation historique, m’a souvent accablé…» Ce que la postérité, en notre ère de sensiblerie généralisée, post-Cahiers noirs du communisme, pourrait avoir le plus de mal à pardonner à Serge, c’est cette fidélité, non aux idées et à leur mortelle dérive vers la barbarie technique et la boucherie statistique, mais à des hommes qui s’appelèrent camarades et dont sa mémoire est le cimetière diversement fleuri. Méconnue, l’oeuvre de Serge est présentement rééditée chez Lux éditeur. Les bonnes raisons de la lire ne manquent pas. «Le totalitarisme, écrit-il, n’a pas d’ennemi plus dangereux que le sens critique; il s’acharne à l’exterminer.» C’est une manie.

Louis Hamelin, Le devoir, 5 février 2011

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