En 2023, au moins 8 565 personnes sont mortes sur les routes migratoires.

Le journaliste Émilien Bernard et ses comparses nous racontent «certains fragments, certains pans de ces existences abonnées au flipper fou des frontières».

L’écriture est simple, mais recherchée, mêlant récits de vie, de survie et références littéraires. Ils nous embarquent bon gré mal gré vers ces zones de non-droits.

Comme Émilien Bernard le précise avec humilité, ce récit est une narration sise du «bon côté de l’insensé, celui qui se cadenasse à double tour dans son palais d’opulence occidentale.»

L’auteur nous fait partager virtuellement ces existences qui se cognent aux angles acérés de la forteresse Europe.

Sans pathos, il décrit ces survies à la frontière et dans la frontière, dans ces zones de la relégation frontalière que sont le Maroc, la Serbie, la Hongrie… en ces lieux rudes et hostiles où le barbelé règne en maître à des hauteurs vertigineuses. Il nous décrit ces tours de haines, ces kilomètres de barbelés infranchissables, ces capteurs thermiques, ces canons à sons, ces fossés.

Mais son récit se double, se multiplie à l’infini des témoignages froids et durs de ces personnes, jetées là, de ces vies brisées, de ces parcours fracassés où les temps se partagent entre attente indéfinie et accélération soudaine du départ, de l’essai de passage. L’absurde est là.

De 315 kilomètres de frontières balisées de barbelés en 2014, l’oeuvre en a atteint en 2022, 2035. Rien qu’en une année, elle avait poussé sa progression de deux cents kilomètres de plus.

Il faut dire que le marché est juteux. Le cynisme de la situation est terrifiant. Le pactole de la sécurité a atteint les 63 à 68 milliards de dollars. Le marché européen du grillage et du bétonnage atteste une progression annuelle prévue de 15 %. Les technologies de pointes ne sont pas en reste. Frontex, cette sinistre officine, a vu son budget passer de 94 millions d’euros en 2014 à 758 millions.

L’absurde est là…

Dans cette démesurée communication de la chute du Mur de Berlin ou encore dans cette Europe prétendument libre de l’espace de Schengen, dans ces ouvertures qui ont scellé la fermeture, l’enferment dans la forteresse. Tout n’est qu’artifices mensongers.

Émilien Bernard n’oublie pas cette indécence des accords entre pays pour l’extra territorialisation de la misère, du traitement inhumain que l’Europe, drapée dans ses hypocrisies de droits universels.

Là aussi c’est la manne financière pour ces états peu regardant qui ceinturent l’Europe. Entre mafias toutes puissantes qui s’entre-tuent, polices suréquipées avec la technologie dernier cri; l’horreur est au rendez-vous.

Meurtres, vols, viols, violences physiques et psychologiques, voilà le condensé de ce qu’aborde avec retenue ce livre qu’on ne peut que conseiller pour qui souhaite se faire une idée de notre inhumanité européenne.

L’absurde, l’insensé… l’artificialisation de l’intelligence. Opposer une forteresse à des individus… qui n’ont pour toute arme, quelques affaires de type baluchon étiolé et un smartphone servant de boussole.

Dominique Sureau (UCL Angers), Alternative libertaire, n^o 349, juin 2024.