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Portrait photo de Jacques Rancière.
11 février 2024

«L’important, c’est l’effort pour briser l’ordre normal du temps», une conversation en deux parties avec Jacques Rancière

Suite et fin de notre entretien avec Jacques Rancière. Tandis que la première partie se concentrait essentiellement sur son propre travail d’historien, le philosophe aborde dans cette seconde partie des questions « épistémologiques » plus générales : sont évoqués, entre autres, sa conception de l’anachronisme et des formes d’historicité, ses réflexions sur le thème de la fin de l’histoire, les liens entre révolution littéraire et révolution de la science historienne, ou encore sa vision de la micro-histoire. Il y revient également sur son itinéraire intellectuel et sur quelques figures majeures l’ayant jalonné (Foucault, Bourdieu, de Certeau).

 

Nous publions le deuxième volume de l’entretien fleuve (le premier volume peut-être lu ici) avec l’un des plus importants philosophes français, Jacques Rancière. Ce texte de fond qui explore sans doute pour la première fois d’une manière si fouillée son rapport avec l’histoire, les archives et l’historiographie sera discuté mardi 26 mars à l’École normale supérieure avec, entre autres, Patrick Boucheron, Geneviève Fraisse, Michelle Perrot et Jacques Rancière. Vous pouvez vous inscrire ici.

Certains lecteurs vous reprochent parfois une forme de « quiétisme », ou en tout cas une insuffisante prise en compte des rapports de force. Vous avez souvent dit que l’insistance sur la dimension « raisonneuse », « bavarde », des textes ouvriers de 1830-1848 s’opposait à l’image d’une révolte populaire « sauvage » propre aux années 1968. Or, vous abordez dans La Parole ouvrière cette question de la violence révolutionnaire en 1848, au sujet de laquelle vous écrivez ceci : « C’est par cette revendication égalitaire que la parole communique à nouveau avec la violence. Sur les barricades de Juin les ouvriers doctrinaires de la commission du Luxembourg se retrouvent avec les terrassiers et les maçons creusois. Le désir d’être reconnus communique avec le refus d’être méprisés. La volonté de convaincre de son droit engage la résolution de le défendre par les armes »1. Bref, les ouvriers « raisonneurs » qui s’expriment dans certains journaux et brochures sont les mêmes qui prennent les armes en juin. Par la suite, vous avez il me semble évacué cette question de la force ou de la violence2. De même, la figure de Blanqui vous intéresse3, mais ce que vous en retenez, ce n’est précisément pas sa réflexion sur la prise d’armes. Quel est votre regard sur cet extrait ? Et comment envisagez-vous ce rapport entre droit et force ? Que reste-t-il à faire lorsqu’on n’a pas réussi à faire reconnaître sa parole4 ?

J’ai écrit sur la parole ouvrière des journaux de 1848, y compris des journaux de juin 1848, puisque les articles qui ont l’air un peu intemporels de Gauny sont en fait publiés dans Le Tocsin des Travailleurs en juin 1848. On voit encore Gauny quelques jours avant l’insurrection participer à un grand défilé et s’arrêter pour lire un poème devant je ne sais plus quelle statue ! Je n’ai pas parlé des barricades de juin 1848. Pourquoi ? Pour une raison très simple : j’ai passé un an à travailler sur les archives des inculpés de juin 1848. J’y ai trouvé une masse de documents sur ce que les gens faisaient éventuellement avant, mais je n’ai pu en tirer aucune compréhension des formes qu’avait prises l’insurrection. Les documents qu’on a sur l’histoire des journées de juin 1848, les matériaux archivistiques fiables, ne disent absolument rien sur la manière dont a été vécue la violence par les ouvriers. Elles disent simplement : on a arrêté ces gens-là, et puis voilà, on a tous ces documents à leur sujet. C’est tout. J’aurais aimé pouvoir faire un livre sur juin 1848, mais j’ai vu, après un an de travail où je n’avais encore épluché que même pas mille sur les douze mille dossiers, qu’il n’y avait pas moyen d’en tirer une histoire militaire de juin 1848. Les gens qui racontent ces journées se fondent tous sur les mêmes récits, et éventuellement ils répètent tous les mêmes erreurs. Moi je parle de ce dont le matériau me permet de parler.

Alors évidemment, les gens ont conclu : il ne s’intéresse pas à la violence, ce n’est pas un hasard, il ne s’intéresse pas non plus à l’économie ! Ok ! Encore une fois, je m’intéresse à ce que je peux faire avec les matériaux que j’ai en main. Cela dit, ces matériaux me permettent quand même de constater une chose, à savoir la tension entre ce que j’ai défini plus tard comme un conflit de mondes et un conflit de forces. L’opposition entre deux mondes qui est dans la tête des ouvriers en juin 48 ne définit aucune forme de stratégie de guerre, de tactique dans les affrontements. Il y a un hiatus entre la claire vision de l’ennemi et la détermination des moyens du combat. Et même plus radicalement, ce qui m’a très souvent frappé, c’est que le sentiment même d’être une force, d’être la force de l’avenir, de porter en soi un nouveau monde, entraîne une sorte de décalage par rapport aux techniques de la lutte. On voit ça précisément à travers les critiques de Blanqui. Dans la préface qu’on m’avait demandé de faire sur l’Eternité par les astres, je n’ai pas parlé de techniques d’insurrection parce que le livre n’en parle pas. En revanche, j’ai commenté ailleurs la critique de Blanqui sur juin 1848, où il dit : ils se claquemurent dans leurs quartiers au lieu de monter à l’assaut ! Mais précisément : ce que Blanqui a du mal à comprendre, c’est que les barricades, c’est d’abord une manière d’affirmer qu’on est un peuple ensemble ; on s’affirme comme un peuple contre le peuple officiel. Effectivement, ça ne définit pas une stratégie de combat. Il y a toujours eu un hiatus entre les mouvements ouvriers et les mouvements proprement insurrectionnels. Blanqui, lui, a fait des insurrections conçues pour prendre le pouvoir d’assaut mais il les a complètement ratées ! Ce qui est intéressant, c’est de partir de cet écart entre le sentiment d’appartenir à un monde contre un autre, et la compétence dans les techniques de combat. Ça, on l’a revu en 1917. Plus tard, on a un peu fantasmé sur la fusion heureuse des deux : la guerre de guérilla, les armées de partisans qui sont comme des poissons dans l’eau parmi les paysans, bon d’accord. Mais, fondamentalement, ce que je vois dans la critique de Blanqui, et aussi dans la politique des blanquistes, c’est l’écart entre des gens qui se pensent comme des praticiens de l’insurrection et le monde nouveau qui s’affirme comme l’horizon du combat.

En ce qui concerne mon supposé quiétisme, ce n’est pas vraiment mon problème. Quand j’étais militant, je jouais surtout le rôle du colleur d’affiches et du distributeur de tracts, et pas celui d’acteur ce qu’on appelait à l’époque les actions de partisans ! Je n’ai jamais revendiqué d’être plus que ce que j’étais. Et puis quand on écrit, on écrit. Il ne faut pas faire comme si celui qui écrivait au lieu d’écrire devrait être en train d’enfoncer un poste de police !

N’y a-t-il pas une évolution de votre part dans la manière d’envisager la pensée ouvrière du XIXe siècle ; par exemple, dans « Utopistes, bourgeois, prolétaires », texte de 1975, vous maintenez encore l’idée d’une « utopie ouvrière organique » (autonome pourrait-on dire5), alors que vous insistez beaucoup plus par la suite sur des trajectoires de désidentification, d’arrachement à une identité ouvrière donnée. Pouvez-vous préciser ce qui vous gêne dans cette valorisation d’une parole ouvrière autonome6 ? Il me semble que l’adjectif « autonome » a deux valeurs chez vous ; tantôt, il est valorisé comme ce qui s’oppose à l’État ou à la logique électorale, tantôt on a l’impression que vous méfiez de cette insistance sur le caractère « autonome » de la parole ouvrière, qui peut également être une manière de renvoyer cette parole à une « culture » homogène, et donc in fine, selon vous, de la maintenir à sa place.

Le texte « Utopistes, bourgeois, prolétaires », je l’avais écrit à l’époque de la grande vogue du fouriérisme, dans les années 1970 où certains avaient l’idée que le fouriérisme apportait la réponse aux questions que le marxisme avait mal posées ou avait ignorées, l’idée qu’il y aurait eu un moment utopique de la pensée ouvrière qui aurait été réprimé par le marxisme. J’ai dû constater et dire que ce n’était pas vraiment cela ! L’application de la pensée fouriériste dans les années 1840 était beaucoup plus du côté des philanthropes bourgeois et des nouvelles techniques disciplinaires que du « nouveau monde amoureux ». J’ai opposé à ce fouriérisme d’en haut une réponse ouvrière. C’était l’époque où je pensais qu’on pouvait repérer une pensée ouvrière organique. Mais la critique « ouvrière » de Fourier, sur laquelle je m’appuyais, est faite par Noiret, lequel exprime la vision républicaine beaucoup plus qu’une vision spécifiquement ouvrière. L’Atelier, effectivement, c’est un discours ouvrier ; mais ce discours ouvrier, il est construit par un idéologue qui est extérieur au monde ouvrier. Voilà, j’ai été amené à constamment déplacer les choses en montrant que les formes d’expression qui vont définir une subjectivité ouvrière sont en même temps des formes d’expression mixtes, qui sont empruntées directement ailleurs ou qui sont liées au trajet imprévisible de la lettre errante. Il se constitue des discours de résistance et de subversion ou d’émancipation, mais ils ne sont pas simplement en écart avec la pensée dite bourgeoise ; ils sont aussi en écart avec la pensée identitaire qui est censée devoir être celle des ouvriers.

À l’époque, il y a quelque chose d’autre qui a été important pour moi, c’est toute l’affaire de la littérature ouvrière, de la poésie des ouvriers que les bourgeois et les écrivains établis ne trouvent pas assez ouvrière, pas authentiquement ouvrière, ce que résume la fameuse injonction de Victor Hugo au poète ouvrier Constant Hilbey : « Restez ce que vous êtes, poète et ouvrier ! »7. J’ai été amené de plus en plus à souligner au contraire que l’insistance même sur l’identité ouvrière et l’idée d’une expression adéquate de cette identité étaient une forme d’assignation à résidence.

Pour Gauny, la réalité fondamentale du travail prolétaire, c’est le temps volé8. Vous avez déjà expliqué ailleurs que l’émancipation consiste pour Gauny à prendre le temps qu’il n’a pas, c’est-à-dire à consacrer une part de son temps de sommeil, normalement dévolu à la reproduction de sa force de travail, à son émancipation intellectuelle9. Ceci nous renvoie à ce que Robert Castel a décrit comme l’une des plus passionnées des revendications ouvrières, à savoir la diminution du temps de travail et la revendication d’un temps de loisir. Vous abordez cette histoire des loisirs dans deux articles des Scènes du Peuple (« La barrière des plaisirs » et « Le théâtre du peuple »). Cette question des loisirs me semble importante à plusieurs titres. Premièrement, l’émancipation, telle qu’elle apparaît dans certains des textes que vous exhumez (chez Gauny notamment) et telle que vous l’analysez, correspond à une « redistribution du vieux partage des hommes de loisir et des hommes de labeur »10. Deuxièmement, il me semble que la question du loisir, de la fête, etc., a joué un rôle important dans la réactivation à partir du milieu des années 1970 de l’image d’un peuple « bruyant et coloré, […] bien conforme à son essence, bien enraciné dans sa place et son temps »11, réactivation ayant nourri ce retour d’enthousiasme pour la culture populaire, l’artisanat ou les fêtes populaires (enthousiasme qui s’exprime dans certains succès d’édition particulièrement significatifs — Le Cheval d’orgueil, Montaillou — ainsi que par la vogue « rétro » dans le cinéma de l’époque), sur lequel vous portiez dès l’époque un regard très tranchant12. Enfin, vos articles sur l’histoire des loisirs sont aussi l’un des lieux privilégiés de votre critique d’une certaine interprétation de la pensée de Foucault (la thèse d’une disciplinarisation-moralisation omnipotente de l’organisation des loisirs des travailleurs)13. À la lumière de vos travaux sur l’histoire du mouvement ouvrier, comment envisagez-vous la question du lien entre temps libéré et émancipation ? Pouvez-vous revenir sur les enjeux (historiques et politiques) de vos travaux autour de l’histoire des loisirs ?

La question du loisir n’est pas celle des loisirs. Aristote distinguait déjà le loisir comme mode de possession du temps et la pause, comme interruption d’activité. Le premier caractérise les hommes libres, c’est-à-dire ceux qui ont le temps à leur disposition, tandis que la seconde concerne les hommes « mécaniques » dont le temps se partage entre travail et repos. En bref, le loisir n’est pas une division métrique d’un temps homogène mais une manière d’être dans le temps, opposée à une autre. Il est clair que l’émancipation, conçue comme auto-émancipation, concerne la conquête du loisir comme tel : la capacité pour l’ouvrier de se donner le temps qu’il n’a pas, d’installer ce temps du loisir soit dans celui du travail (comme Gauny le formule dans « Le Travail à la tâche »), soit dans celui du repos (les heures volées au sommeil pour des activités de loisir comme la lecture ou l’écriture). La bataille pour « les loisirs », c’est-à-dire pour la réduction du temps de travail, suppose cette conquête première du loisir qui n’est pas affaire d’augmentation ou de réduction du temps mesuré mais de négation du partage entre deux manières d’être dans le temps et de faire usage du temps.

Il est clair que le sujet qui m’a occupé, c’est la conquête du loisir ainsi défini. C’est pourquoi j’ai défini le type de sujet ouvrier engagé dans cette conquête en écart avec les images alors très prisées de la fête populaire. Celles-ci impliquent en effet une image du sujet peuple conforme au partage traditionnel : l’alternance entre rude travail et déchaînement collectif joyeux. C’était le même partage qui commandait les conseils donnés aux poètes ouvriers par les poètes installés : écrivez des chansons pour rythmer le travail de l’atelier ou pour accompagner les fêtes du peuple. J’ai insisté sur le refus des poètes ouvriers de s’inscrire dans ce partage, sur leur volonté de faire une poésie de poètes et non une poésie d’ouvriers. J’ai par ailleurs marqué le peu de goût de la presse ouvrière de cette époque pour les formes de divertissement populaire mises en avant par les historiens des mentalités et exaltées dans les années post-gauchistes.

C’est dire que je n’ai traité des loisirs que de manière indirecte, à partir du matériel fourni par ceux qui voulaient les civiliser ou les réprimer, et en réaction à l’égard de certaines théorisations du pouvoir ou du peuple. Le « théâtre du peuple » dont j’ai parlé n’est pas celui qui exprimerait une culture populaire mais celui des gens qui veulent éduquer le peuple. Et l’article sur la « barrière des plaisirs » poursuit deux buts en même temps : d’un côté, il oppose à l’idée d’une culture populaire autonome les échanges qui se tiennent à la frontière qui est censée les séparer. De l’autre il montre, contre le thème alors en vogue de la disciplinarisation et de la moralisation des corps ouvriers par le pouvoir, les tâtonnements d’un appareil répressif qui ne sait pas très bien ce qu’il doit réprimer et moins encore quelle sorte de moralité il doit produire.

L’insistance sur la dimension politique du militantisme ouvrier dans les années 1830-1848 constitue l’un des aspects les plus stimulants évoqués dans « The Myth of The Artisan »14. Selon vous, ces militants sont des enfants de la Révolution française (et de la révolution de Juillet) autant, si ce n’est plus, que des combats corporatistes, et leur activisme visait à obtenir une reconnaissance en tant que participants de plein droit à la vie publique (« to being acknowledged as full participants in social life ») au moins autant qu’à améliorer leurs conditions de travail. Pouvez-vous revenir sur cette thèse ? Et que doit-elle à Thompson ? Par ailleurs, il me semble y avoir un paradoxe dans votre travail de ces années-là : vous dites (toujours dans cette réponse au débat autour de « The Myth of The Artisan ») que l’histoire sociale, que ce soit dans sa version traditionnelle ou dans sa version culturelle, a longtemps reposé sur une conception étroite de ce qu’est une lutte sociale, ce qui l’a conduit à sous-estimer l’importance de la question démocratique dans l’histoire du mouvement ouvrier (et à surestimer au contraire les valeurs du métier). Or, il me semble que dans vos propres travaux, si la question de la participation ouvrière à la vie publique est effectivement très présente, la question du suffrage (notamment en 1848) est en revanche assez secondaire. Pouvez-vous revenir sur votre conception des liens entre démocratie et mouvement ouvrier en France au XIXe siècle ?

Cette thèse ne doit rien de particulier à Thompson. Elle constate simplement l’importance, durant toute cette période, de cette idée large de la république dont on parlait plus haut : la république comme forme de vie globale sous le signe de la liberté et de l’égalité : une république démocratique comprenant des formes de mobilisation propres comme les clubs pour élaborer une voix du peuple républicain qui s’impose à l’action des représentants et qui les contrôle ; une république sociale avec une force propre organisée du monde ouvrier à travers les associations. Cette volonté de constituer une république des travailleurs qui se manifeste notamment à travers l’action et les textes des délégués de la Commission du Luxembourg déborde de fait la question de la participation des ouvriers à la campagne électorale. L’affaire électorale était tout naturellement le monopole de la bourgeoisie qui y était déjà exercée. Le camp de la démocratie ouvrière partait avec un sérieux handicap sur ce terrain électoral qui lui était inconnu. Les délégués du Luxembourg ont échoué dans leur tentative de faire élire des députés ouvriers qui étaient des inconnus pour le peuple électoral. Le « paradoxe » que vous relevez montre en fait la contradiction entre deux idées du peuple et de la démocratie. La première application du suffrage universel a montré qu’il n’était pas l’arme de la démocratie mais l’instrument de sa répression, une manière de faire jouer le « peuple » du système représentatif (la collection des individus isolés) contre les tentatives d’auto-organisation du peuple démocratique.

Quel lien établissez-vous entre le propos philosophique que vous développez dans Les Mots de l’histoire et votre pratique historienne, telle qu’on la retrouve dans La Nuit des prolétaires ou Les Scènes du peuple ? Faut-il y voir une forme de théorisation après-coup de votre propre pratique, un peu à la manière dont L’Archéologie du savoir revenait de manière plus réflexive sur la démarche développée par Michel Foucault dans ses premiers travaux historiques ?

Je pense qu’il n’y a pas de lien direct entre La Nuit des prolétaires et Les Mots de l’histoire. Les Mots de l’histoire ne développent pas la « méthode » que j’aurais utilisée dans La Nuit des prolétaires. En fait, l’évolution est plus indirecte. Ça passe par Le Philosophe et ses pauvres. Le Philosophe et ses pauvres, notamment la partie sur Platon, était une réflexion moins sur ma méthode d’historien que sur la possibilité de l’objet de mon histoire, à savoir cet événement constitué par la parole de ceux et celles qui se permettent de penser et d’écrire alors que ce n’est pas « leur affaire », de ceux et celles qui ont été bouleversés par l’entrée de l’écriture dans leur vie, fût-ce à travers quelques lignes sur un morceau de papier d’emballage ou de papier ramassé dans la rue. J’ai essayé de reprendre la question à partir de la critique platonicienne de l’écriture, de sa critique de la lettre orpheline qui s’en va parler à n’importe qui sans maître et sans savoir à qui il faut parler et à qui il ne faut pas parler… Et donc, à partir de là, j’ai développé un séminaire de réflexion sur les politiques de l’écriture, qui n’était pas tellement fondé sur La Nuit des prolétaires, mais qui portait sur cette puissance propre des mots qui avait été mon sujet à travers le matériau historique des textes ouvriers. Cela s’est accompagné d’une réflexion sur la manière dont les autres (philosophes, écrivains, historiens, sociologues…) avaient traité cette puissance. J’avais lancé ce programme assez large sur le thème des politiques de l’écriture, où j’ai finalement balayé un tas de choses — depuis les écrits des Pères du désert jusqu’aux conflits sur la bonne écriture scolaire au début de la IIIe République — dont je n’ai finalement fait aucun usage. Et puis, petit à petit, j’ai centré la chose sur la manière dont d’autres avaient travaillé sur un matériau semblable au mien, mais de manière tout à fait différente. Ça commence avec Tacite et la façon dont il invente le discours du centurion révolté Percennius tout en déclarant cette révolte et ce discours nuls et non avenus. Ça passe par Michelet et cette scène archétypale de la description des fêtes de la Fédération, où il mentionne les discours des orateurs de village, mais où en même temps il n’en reprend jamais un seul mot et où finalement ce qui parle, ce n’est plus les orateurs, mais c’est la terre, les moissons, les générations et tous leurs symboles. Puis j’ai rencontré cette curieuse expression de Braudel qui parle de la « paperasse des pauvres » comme obstacle à la vision historique. J’ai travaillé sur Le Roy Ladurie, et sur la façon dont il a territorialisé l’hérésie cathare. J’ai ainsi mené une réflexion d’ensemble sur la façon dont l’historien traite la parole hérétique, c’est-à-dire — plus que la parole religieuse déviante — la parole de gens qui ne devraient pas parler, ou qui, s’ils parlent, ne devraient pas dire ça ! Il y a eu aussi le rôle des sollicitations extérieures ; par exemple, on m’a demandé une fois de faire un article sur deux livres sur la Révolution française, dont le livre d’Alfred Cobban, The Social Interpretation of the French Revolution15. C’est là que j’ai commencé à m’intéresser à l’historiographie révisionniste, et notamment à l’interprétation révisionniste de la Révolution française qui aboutit à dire ou bien qu’elle n’a été qu’une illusion ou bien qu’elle avait déjà eu lieu avant.

Bien sûr, il y avait en toile de fond la façon dont j’avais moi-même traité mon propre matériau, mais ce n’était pas une réflexion directe sur ma pratique, c’était une réflexion sur la manière dont l’histoire, et l’histoire dans ce qu’elle avait de plus glorieux à l’époque, avait traité ce matériau de la parole errante, de la parole hérétique, de la parole hors-lieu. C’est tout cela qui s’est synthétisé dans Les Mots de l’histoire.

Revenons à la question de l’anachronisme, centrale dans votre réflexion sur l’histoire16. Vous l’abordez dans Les Mots de l’histoire (notamment dans le chapitre sur l’historiographie de la Révolution française), mais surtout dans le dialogue serré que vous menez avec Lucien Febvre dans « Le concept d’anachronisme et la vérité de l’historien »17. Vous y affirmez notamment que « le concept d’‘anachronisme’ est anti-historique parce qu’il occulte les conditions mêmes de toute historicité. Il y a de l’histoire pour autant que les hommes ne ‘ressemblent’ pas à leur temps, pour autant qu’ils agissent en rupture avec ‘leur’ temps […] ». Bref, à vous suivre, il y a de l’histoire pour autant qu’il y a de l’anachronie (ou des anachronies). Or, cette position n’a pas toujours été acceptée ou comprise par les historiens. Antoine Lilti, professeur d’histoire moderne au Collège de France, voit par exemple dans votre texte la tentation « de réduire, voire d’effacer, la césure entre le présent de l’historien et le passé, par une critique, plus ou moins radicale, de la conception moderne du temps historique »18. Certaines affirmations de votre part semblent parfois prêter le flanc à de tels commentaires ; je pense par exemple au rapprochement que vous faites entre les ouvriers de 1830 et les étudiants de 6819. Que pensez-vous d’une telle critique ? Et comment ne pas renvoyer une figure, un combat, une parole à « son » temps, sans pour autant procéder au genre d’effacement ou de recouvrement des temps que craignent certains ?

Le rapprochement dont vous parlez est, en réalité, fait par mes interlocuteurs et j’y réponds en circonscrivant ce qui me paraît le trait commun le plus significatif : non pas les manières de faire et de penser des ouvriers de 1830 et celles des étudiants de 1968 mais le fait que les uns comme les autres ont le sentiment que « rien ne sera plus comme avant ». Je pense que ce sentiment est avéré et qu’il a fait effet dans les deux cas (contrairement au « changement de paradigme » qui était censé se produire comme conséquence du Covid). Mais je n’accorde à ce genre de comparaison aucune valeur méthodologique. J’ai construit La Nuit des prolétaires ou Le Maître ignorant à partir des événements et des références sociales, politiques ou culturelles de l’époque où vivaient leurs acteurs. Gauny répond aux prédicateurs saint-simoniens et non à Glucksmann. Jacotot répond à Lasteyrie — et à l’univers savant et progressiste qu’il incarne — et non à Milner (ce qui n’empêche pas que leur dialogue d’alors ne soit utile pour élargir la scène sur laquelle Glucksmann et Milner parlent).

Placer quelqu’un dans son époque est une chose. Dire que les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leurs pères en est une tout autre qui fait appel à un concept mal explicité de temps, lequel conduit à des aberrations comme l’emploi d’une logique de la vraisemblance pour décréter ce qu’un temps autorise ou interdit. J’ai toujours procédé à partir de faits attestés et non de conjectures sur leur possibilité. Et parmi ces faits attestés, il y a le fait que des gens s’arrachent au type de temporalité qui est inhérent à leur activité, qu’ils inventent une autre manière de faire avec le temps. Les « anachronies » peuvent aider à rendre ces formes d’arrachement pensables et formulables. C’est ce que j’ai commenté à propos de l’histoire du signifiant « prolétaire ». Mais l’important, c’est la « nuit » : l’effort pour briser l’ordre normal du temps, c’est-à-dire le partage entre deux types de temporalité : celle des hommes « libres » et celle des hommes « mécaniques ».

Dans « Le concept d’anachronisme » et dans d’autres textes (voir récemment Les Temps modernes), vous insistez également sur le fait que « le temps n’existe pas mais seulement des temps dont chacun est toujours en lui-même une manière de lier plusieurs lignes, plusieurs formes de temporalités »20. Pouvez-vous préciser en quoi cette affirmation de pluralité (et la conception de l’anachronie — des anachronies plutôt — qu’elle fonde) se distingue du schéma braudélien des trois temporalités ? Dans le même ordre d’idées, que pensez-vous de la notion proposée par Christophe Charle de « discordance des temps »21 ? On notera au passage que cette insistance sur la pluralité et l’hétérogène a pour corollaire chez vous la critique de ce que Veyne appelle l’illusion d’unité de style d’une époque22.

Disons que la pluralité des temps chez Braudel est quand même très déterminée, c’est une échelle qui va du plus lent au plus rapide. Il y a trois niveaux de temporalités, qui sont finalement définis par des vitesses, qui elles-mêmes renvoient à une certaine distribution du sensible où il y a des gens de la lenteur et des gens de la vitesse, pour le dire très vite. Il y a des couches temporelles, mais celles-ci ne sont définies que par cette différence de vitesses, qui finissent par s’accorder dans la dynamique du temps long. Ce que j’ai essayé de penser, c’est la non-synchronicité des temps, c’est-à-dire que dans une période temporelle donnée, il y a plusieurs lignes temporelles qui coexistent et que c’est cette espèce de discordance, ou d’asynchronisme, qui fait l’histoire, qui fait qu’il y a de l’histoire. Il y a de l’histoire parce qu’à un moment donné, il n’y a pas concordance entre l’évolution de l’industrie, l’évolution de l’économie, l’évolution des formes politiques, l’évolution des idéologies, de la littérature et ainsi de suite. Et c’est bien ça qu’on retrouve dans la fameuse critique marxiste des révolutionnaires en habits romains. L’habit romain n’est pas qu’un déguisement ; l’habit romain témoigne d’une forme d’historicité qui joue un rôle, et un rôle écrasant, dans la Révolution.

C’est à partir de là que j’ai travaillé. Je suis parti en guerre contre cette idée qu’on m’a tout le temps opposée : un prolétaire, c’est un ouvrier de la grande industrie. Avant, il y a les artisans, et ce ne sont pas des vrais prolétaires parce qu’ils ne sont pas contemporains de la grande industrie ! À quoi j’ai répondu que « prolétaire » était un mot des premiers temps de la Rome républicaine antique qui avait un sens juridique, et que déjà plus personne ne savait ce que ça voulait dire au IIe siècle après J-C ! « Prolétaire » est un mot qui revient pour désigner non pas un type d’ouvrier, non pas un type de développement industriel, mais un certain type de situation qui est à la fois défini dans un temps donné mais qui a aussi un côté transhistorique : un prolétaire, c’est quelqu’un qui appartient à un monde sans y être inclus. C’est quelqu’un qui est dedans et dehors à la fois. L’action des prolétaires, des gens qui se déclarent prolétaires et luttent comme tels, c’est l’action de gens qui récusent ce partage qui les exclut d’un monde qui pourtant repose sur leur travail. Or ils peuvent lutter contre ce partage des mondes grâce à la discordance des temps. Ils travaillent dans des formes économiques qui sont encore « arriérées » si on veut, mais ils vivent en même temps dans la lumière d’événements politiques qui ont créé une autre temporalité, de références littéraires qui également définissent une autre temporalité, de notions juridiques qui sont encore plus vieilles… C’est ça que j’ai voulu dire, ce qui est quand même tout à fait différent d’une question de vitesses et de lenteurs. Je ne prétends pas être celui qui a « découvert » que les temps n’étaient pas synchrones ! J’ai insisté en revanche sur le fait que cette discordance des temps renvoyait à un socle fondamental pour moi, à savoir la discordance des mots et des choses. Malgré tout, l’historien veut toujours avoir des mots qui correspondent à leurs choses. C’est justement la fameuse affaire de Cobban, qui dit : les droits féodaux n’existaient plus, plus rien n’existait plus ! Comment peut-on faire l’histoire de quelque chose qui n’existe plus ? C’est une manière de liquider l’histoire ! Ce n’est pas non plus une question de décalage de générations, c’est le fait qu’une génération elle-même est faite de temps qui ne sont pas synchrones.

Lorsqu’on discute avec certains historien-ne-s, un reproche qui revient occasionnellement concernant Les Mots de l’histoire touche au caractère en partie « daté » des ouvrages dont vous parlez, avec en corollaire implicite l’idée que l’historiographie est passée à autre chose : qu’en pensez-vous ?

À mon avis, c’est une forme de dénégation qui est classique, qui consiste à dire : on n’en est plus là. Lors de la conférence à Cornell, Yves Lequin a réagi à mon texte sur le mythe de l’artisan sur le mode : Oui, mais on n’en est plus là ! Tout ça, on le sait depuis longtemps ! S’il le savait, pourquoi ne l’avait-il jamais dit ? Je me souviens qu’à la même époque, à la sortie du Philosophe et ses pauvres, des gens m’ont dit à propos de ma critique de Bourdieu : « On ne tire pas sur des ambulances ! ». Ce qui voulait dire : mais c’est fini Bourdieu ! Quand on voit quarante ans après, l’empire de la pensée de Bourdieu dans la science sociale ! Par conséquent, c’est un argument que je ne prends pas très au sérieux. De même, j’ai entendu dire que La Haine de la démocratie s’en prenait à des choses « dépassées ». Alors que l’idéologie républicaine que j’analysais à l’époque est devenue l’idéologie officielle de nos gouvernements, celle qui fonde les grands rassemblements unitaires de la droite et de l’extrême-droite qu’on a vus récemment. L’argument « on n’en est plus là » cache toujours autre chose il me semble. Et comme je ne m’intéresse pas aux choses cachées, je ne m’intéresse pas à ça !

Je dirais que je m’en suis pris à des modèles qui étaient des modèles lourds : Braudel, Febvre, c’est un modèle lourd, Bourdieu, c’est un modèle lourd… Et ces modèles lourds, ils sont toujours là, ils insistent. Par ailleurs, c’est vrai qu’il y a des historiens qui ont bougé, qui ont pris des distances par rapport à une certaine tradition de l’histoire ouvrière, qui ont pris des distances par rapport à l’histoire des mentalités. On le disait tout à l’heure : il y a des historiens qui ont lu Foucault, qui ont lu ce qui est venu des anthropologues, ce qui est venu à travers le féminisme, la pensée décoloniale, il y en a même qui ont lu ce que j’ai écrit… Je dirais qu’il y a eu des déplacements. Cela dit, il n’y a pas de nouveau modèle lourd qui ait détrôné ces modèles de traitement réducteur de la parole déplacée que j’avais mis en question.

La critique de tous les discours de la fin a été l’un des éléments les plus prégnants de votre pensée à partir des années 1990. J’aimerais revenir sur ce que vous dites au sujet de « la fin de l’histoire », car il me semble qu’on peut relever chez vous deux thèses distinctes à ce sujet. À la fin des Mots de l’histoire23, vous dites que « la fin de la croyance en l’histoire comme figure de rationalité » constitue l’une des variantes de ces discours de la fin. Mais la fin de l’histoire, c’est également la fin de la croyance en la nécessité historique, c’est l’idée qu’« il n’y pas d’avenir en attente »24, qu’aucune nécessité historique ne garantit notre action. Or, cette critique de l’idée de nécessité historique est à l’horizon de tout votre travail25. Bref, il me semble que la fin de l’histoire pour vous, c’est deux choses : l’idée de la fin de la croyance en une nécessité historique, mais aussi la fin de la croyance en la capacité de tous à faire l’histoire. Cette présentation vous semble-t-elle recevable, et si oui, quel rapport existe-t-il entre ces deux idées de la fin ?

Effectivement, on peut entendre différentes choses dans l’idée de fin de l’histoire. Il y a une première « fin de l’histoire », qui est liée à l’idée que l’histoire a accompli sa mission. La fin de l’histoire, telle qu’elle est proclamée par le fameux livre de Fukuyama, s’inscrit encore dans la tradition selon laquelle il y a un mouvement historique qui aboutit à une certaine fin. La fin, ce n’est plus la révolution, la fin, c’est cet état où le monde est pacifié et où la démocratie s’est étendue sur l’ensemble du monde. Ça, c’est ce que j’appellerais la fin de l’histoire telle qu’elle est portée par la croyance en l’histoire.

Or moi, ce que j’ai dit, ce qu’on a pu constater, avec l’effondrement de l’URSS, l’effondrement des mouvements ouvriers, la dislocation du monde du travail, c’est qu’il n’y a pas de fin de l’histoire, parce que l’histoire n’a jamais été quelque chose comme un sujet accomplissant une mission, portant une promesse, conduisant à une fin dont elle accoucherait elle-même. Ce que j’ai dit, c’est que le temps n’est pas un sujet, le temps n’est pas un acteur. Même la question de savoir si les hommes font l’histoire ou ne font pas l’histoire en un sens est mal posée. La vraie question est de savoir quelle capacité de changer leur condition on accorde ou on refuse à tel ou tel type d’humains. Il y a des pouvoirs, il y a des contre-pouvoirs, il y a des enchaînements d’actions, il y a des conflits, mais il faut arriver à les penser en dehors de toute idée selon laquelle le temps serait un agent et l’histoire serait un sujet. Ma « fin de l’histoire », c’est la fin de cette croyance en un agir propre de l’histoire.

Dans l’un des chapitres des Mots de l’histoire, vous analysez ce que vous appelez « une théorie du lieu de la parole », dont vous voyez le modèle chez Michelet et qui s’exprime exemplairement dans le Montaillou d’Emmanuel Le Roy Ladurie26. Vous résumez ainsi cette opération de « territorialisation du sens » : « Tout parle, tout a un sens dans la mesure où toute production de parole est assignable à l’expression légitime d’un lieu ». De sorte que, dans Montaillou, la parole hérétique « n’est pas une substance théologique » (c’est-à-dire qu’elle n’est pas véritablement une pensée), mais simplement l’expression de « la vision spontanée de ces hommes des montagnes qui vivent à l’écart des dogmes rigoureux et des idées changeantes des villes ». Or, dans le chapitre sur l’histoire sociale de l’ouvrage (« Une histoire hérétique ? »), vous distinguez d’une part la manière dont l’histoire des mentalités « rachète » la parole hérétique en donnant à cette parole « une autre voix, la voix du lieu », en faisant de cette parole l’expression de son mode d’être, et d’autre part, la manière dont selon vous l’histoire sociale « réduit » l’excès de parole qui donne lieu au mouvement social moderne en le ramenant à des mutations industrielles ou économiques, à des changements technologiques, ou encore à des sociabilités urbaines ou usinières. Plusieurs questions me viennent au sujet de cette distinction : tout d’abord, qu’entendez-vous exactement par — et comment connotez-vous — ce terme de « rachat »27 ? Et qu’est-ce qui distingue ce rachat et cette réduction ? De plus, vous laissez entendre que la manière dont l’histoire des mouvements sociaux contemporains a tenté de trouver un lieu pour l’excès des mots (à travers les concepts de « culture » ou de « sociabilités ») diffère de l’opération de territorialisation du sens opéré par les historiens médiévistes ou modernistes, et que cette différence vient du fait que « l’hérésie démocratique » ne se laisse pas territorialiser (contrairement, à vous lire, à la dissidence religieuse étudiée par Le Roy Ladurie). Vous dites que « la démocratie […] est d’abord un désordre dans le rapport de l’ordre du discours et de l’ordre des corps »28. Mais ne pourrait-on pas en dire autant de l’hérésie ? Ou dit autrement : en quoi le trouble démocratique se distingue-t-il du trouble hérétique ? Enfin, toujours en lien avec cette notion de « territorialisation », mettre en rapport une pensée et une situation sociale et matérielle, est-ce selon vous forcément réduire celle-ci à n’être que l’expression de celle-là, est-ce forcément faire de cette pensée une « pensée ustensile »29 ?

Je n’ai pas donné à la notion de « rachat » le statut d’un concept rigoureux. Cela dit, l’opération désignée ainsi se distingue de la réduction par le fait qu’au lieu de simplement renvoyer une parole aux causes dont elle est l’effet, elle la transforme en un autre type de parole, un autre mode de production de la parole. Michelet n’explique pas le discours des orateurs de village par la condition des paysans. Il substitue à leur voix une voix de la terre. Le Roy Ladurie s’inscrit dans cette tradition. Il fait de l’hérésie l’expression d’un lieu et non l’effet d’une condition. Mais ce faisant, il la maintient dans le domaine du sens. L’expression est une forme de causalité globale immanente qui, à l’époque romantique, s’oppose à l’enchaînement mécanique des causes et des effets. L’hérésie est territorialisée mais elle est sauvée comme forme de religion. Elle est une religion païenne de la terre. Les historiens des mentalités médiévales, y compris Ginzburg, jouent sur l’homonymie de paganus qui veut dire paysan et païen : païen comme expression d’un être-terrien posé comme immobile. Et ils jouent, pour expliquer l’hérésie, sur le type d’archive qu’ils ont à leur disposition : les archives des inquisiteurs. C’est une double ressource qui manque à l’historien des mouvements sociaux. Le travail et l’atelier ne se laissent convertir en aucune procédure d’expression de sens. Les archives de police sont ici de faibles secours. Il faut alors expliquer la parole et la pensée comme effet de quelque chose qui n’est pas de l’ordre de la parole et de la pensée : des transformations d’organisation économique qui produisent des transformations des conditions de travail, lesquelles produisent des formes de conscience qui donnent lieu à des expressions caractéristiques.

La même ressource manque plus radicalement pour ce que j’ai appelé désordre démocratique, parce qu’il n’y a là aucun substrat matériel qui puisse fonctionner soit comme source d’expression (la terre) soit comme cause efficiente (le travail). Il faut alors transformer la démocratie en une forme globale de société, une forme d’ordre en somme, à la manière de Tocqueville, lequel n’oubliait pas pour autant en 1848 de combattre la démocratie militante.

Lors de la seule occasion (à ma connaissance) où vous avez été interrogés sur la question du linguistic turn30, vous aviez répondu en revenant essentiellement sur les fondements philosophiques de ce courant (de Lacan à Derrida). Or, le linguistic turn a donné lieu à de très vifs débats au sein de la communauté historienne, et plus particulièrement dans le champ de l’histoire sociale31. Or, plusieurs éléments vous rattachent à ces débats, notamment votre proximité avec William H. Sewell, l’une des figures importantes du linguistic turn ; le fait que le préfacier de la traduction en anglais des Mots de l’histoire ne soit nul autre que Hayden White32 ; le fait également qu’un certain nombre d’articles historiographiques sur le sujet vous associent — à votre corps défendant ? — à ce courant33. Enfin, dans certains textes des années 1990-2000, vous ironisez volontiers sur « l’importation française du fantasme américain de la menace déconstructionniste »34. Il ne me semble pas pour autant que vous partagiez l’opinion de certains adeptes du linguistic turn pour lesquels tout accès à la réalité en tant que telle est illusoire, même si vous notez que la teneur factuelle de certains textes ouvriers est pour une part indécidable. Pouvez-vous revenir sur vos rapports avec ces auteurs associés au linguistic turn, et sur l’inscription de votre propre travail historique au sein de ce courant ?

Le linguistic turn, ça n’a jamais été un problème pour moi. C’est quelque chose qui a pu effectivement influer sur la réception de mon travail, dans les lieux où c’était un enjeu, c’est-à-dire essentiellement dans le monde anglo-saxon. Par exemple, l’introduction par Donald Reid de la traduction de La Nuit des prolétaires se demandait si j’étais déconstructionniste ou pas35 ! Certains historiens anglais, comme Patrick Joyce notamment, m’ont associé à ça, mais ça n’a jamais été un problème pour moi, parce que, dès le départ, j’ai travaillé essentiellement sur les mots. Mon tout premier texte, encore étudiant, celui de Lire le Capital, c’était déjà un travail sur les mots, un travail sur la manière dont Marx transformait les concepts de Feuerbach pour les faire correspondre avec des concepts de la théorie économique. Lorsque j’ai travaillé pour ce qui est devenu La Nuit des prolétaires, je me suis intéressé dès le départ à l’importance historique des mots, ce qui a amené la confrontation avec une certaine tradition historienne pour laquelle les mots ne sont jamais que l’expression de réalités sous-jacentes. J’ai affirmé là que les mots sont des réalités matérielles qui saisissent les individus et les font agir. C’est ça d’une certaine façon qui m’a intéressé dès le départ. La Parole ouvrière s’est organisée à travers les polémiques ouvrières reprenant les mots des patrons, des juges, des journalistes. Puis La Nuit des prolétaires s’est construite autour des lettres des ouvriers saint-simoniens… Je n’ai pas pu connaître de linguistic turn, parce que j’ai été dans la matière langagière depuis le début et en un sens je ne l’ai jamais quitté, ce qui effectivement a pu me faire associer à ce linguistic turn. Mais bon, ça n’a jamais été mon problème.

Le deuxième point, c’est que cet intérêt pour les mots n’a pour moi jamais impliqué aucune forme de relativisme ou de scepticisme, ou l’idée que la réalité, ce n’est que des mots, qu’on n’y a jamais accès… Ce que j’ai dit, de diverses manières, en travaillant soit sur l’histoire, soit sur la littérature, c’est non pas que la réalité n’existe pas, mais que toute réalité déterminable est la conséquence d’un certain sens du réel, qui s’élabore dans une grille de mots, de récits, d’explications et d’interprétations. Ça n’ouvre à aucune forme de scepticisme et de relativisme. C’est pour ça que je n’ai pas bien compris la polémique de Ginzburg faisant comme si le négationnisme était l’effet d’un relativisme36. Ce que je lui ai dit quand j’ai eu à parler avec lui, c’est que le négationnisme est un dogmatisme, et absolument pas un scepticisme !

C’est l’éditeur qui a eu l’idée de demander à Hayden White une préface pour la traduction des Mots de l’histoire. Je n’ai pas été particulièrement heureux qu’Hayden White le fasse sur le thème du « révisionnisme » de Rancière ! Mais je ne crois pas que cela ait eu de très grandes conséquences. Effectivement, il y a eu des réactions un peu aigres : je vous ai parlé de ce petit article de Lynn Hunt qui m’associait au relativisme déconstructionniste. Mais tout ça ne m’a pas vraiment affecté (rires) !

Il me semble de même que votre critique de la catégorie de « vécu » se rattache en partie au mouvement du linguistic turn. C’est dans « L’historien, la littérature et le genre biographique » que cette critique est menée de la manière la plus systématique, à partir d’un commentaire de la biographie de Louis XI de Paul Murray Kendall37. Il s’agit pour vous d’opérer une critique de cette catégorie de vécu. Vous revenez dans ce chapitre de Politique de la littérature sur les grandes formes qu’a pu prendre ce travail critique. La première démarche, illustrée par le Pinagot d’Alain Corbin, « consiste à […] marquer l’écart entre les individus et les données objectives à partir desquelles se fabrique leur ‘vécu’ ». La démarche inverse « travaille au contraire sur le caractère indissoluble du nœud entre vie et écriture », en faisant cette fois référence à Moi, Pierre Rivière et au récit d’Herculine Barbin publié par Foucault. Ces deux démarches critiques antagoniques supposent qu’il ne reste, d’un côté, aucune trace d’écriture — de Pinagot, on ne conserve que des « données objectives » —, tandis que dans l’autre cas, il s’agit « [de] vies où il n’y a aucun ‘vécu’ à interposer […], [de] vies qui ne sont rien de plus que la trace d’écriture qu’elles nous ont laissée ». Or, dans la plupart des cas, l’historien n’est pas confronté à ce genre de situations-limites, mais à un mélange de « données objectives » et de « vécu subjectif ». Comment la critique en actes de cette catégorie de vécu à laquelle vous appelez peut-elle dans ce cas s’opérer ? Ou plus simplement, quelles sont les implications de cette critique de la catégorie de vécu pour l’écriture de l’histoire ?

La critique de l’usage du « vécu » est tout à fait indépendante de la question du « linguistic turn ». Elle concerne l’usage des catégories causales par les historiens et notamment l’usage de la causalité immanente, celle qui veut que les hommes « ressemblent à leur temps » : qu’ils intériorisent dans leur pensée et leur action les propriétés de la totalité au sein de laquelle ils vivent. La catégorie du vécu est centrale dans ce type de causalité parce que le vécu a le privilège de jouer à la fois le rôle de la cause et celui de l’effet. On nous dit : ils ont vécu comme cela parce que c’était cette vie-là qu’ils vivaient. Louis XI prenait plaisir à torturer ceux qui s’opposaient à lui parce que la vie de son temps était faite de contrastes violents. Il est apparemment possible à un historien respecté de produire ce genre de démonstrations sans faire sursauter ses collègues et sans que ceux-ci remarquent que ce « vécu » du temps de Louis XI vient tout droit des pages de Huizinga. C’est possible parce que ces collègues partagent avec Murray Kendal les stéréotypes interprétatifs qui permettent de déduire le subjectif de l’objectif ou l’objectif du subjectif.

Pour le reste, il me semble que la règle d’or est de construire un livre à partir du type de matériau auquel on a affaire, de ce qu’il montre et de la manière dont il le montre. C’est en fonction de cette spécificité qu’il faut concevoir un type spécifique d’intrigue narrative et une manière particulière de produire du sens. C’est le matériau qui est devant nos yeux qui doit finalement définir le sujet du livre et non l’idée initiale à partir de laquelle nous l’avons d’abord rencontré comme source d’information. Par exemple, on part avec l’idée de faire une histoire des formes de luttes ouvrières et le matériau impose un autre sujet : qu’est-ce qu’être ouvrier autrement ? À partir de là, on constate qu’on a en mains des matériaux très divers qui « parlent » de manières différentes, qui nouent de manières très diverses le subjectif et l’objectif : par exemple un journal appelé L’Atelier, des correspondances entre ouvriers, des rapports d’apôtres-recruteurs saint-simoniens, des rapports d’inspecteurs chargés de suivre les associations ouvrières. Il n’est pas possible d’harmoniser ces voix pour produire par synthèse la voix de la classe ouvrière. Il faut marquer la pluralité des manières de changer l’être-ouvrier qui sont ainsi dessinées et la pluralité des voix qui les mettent en scène.

La critique d’une conception globalisante de la classe ouvrière passe chez vous par une insistance sur le caractère très fortement individualisé des figures qui peuplent vos premiers livres et articles, au plus loin d’une condition ouvrière générique : c’est Gabriel Gauny, c’est Jeanne Deroin, c’est Jacotot, c’est la saint-simonienne Désirée Véret… Autant d’individualités qui n’ont pas valeur d’incarnation/illustration de phénomènes collectifs. Dans l’avant-propos de La Nuit des prolétaires, vous prenez une position très originale par rapport à l’injonction à la représentativité qui traverse l’historiographie du mouvement ouvrier en affirmant très tranquillement l’importance « [des] discours et [des] chimères [des] quelques dizaines d’individus ‘non représentatifs’ » qui traversent l’ouvrage38. Pouvez-vous revenir sur cette question de la représentativité et sur la manière dont vous y avez répondu ? Que pensez-vous par ailleurs de la manière dont la micro-histoire italienne a tenté de répondre à ce dilemme à travers l’oxymore d’« exceptionnel normal » proposé par Edoardo Grendi39 ? Il me semble, pour revenir sur ce point, qu’il y a plusieurs manières de lire Le Fromage et les Vers de Ginzburg, livre sur lequel vous êtes vous-mêmes revenus. On peut renvoyer la figure de Menocchio à un statut de pure curiosité ; on peut, comme Ginzburg, en faire l’observatoire depuis lequel interroger les influences réciproques entre culture des classes subalternes et culture dominante dans l’Italie du XVIe siècle40. Mais le passage le plus troublant du livre se trouve peut-être dans le tout dernier paragraphe, lorsqu’est évoqué « un homme appelé Marcato ou Marco, qui soutenait que, mort le corps, l’âme meurt aussi », au sujet duquel Ginzburg conclut : « De Menocchio, nous savons beaucoup de choses. De ce Marcato ou Marco — et de tant d’autres comme lui, qui ont vécu et qui sont morts sans laisser de traces — nous ne savons rien ». Ce qui laisse entendre que des Menocchio, il y en eut peut-être beaucoup plus qu’on ne croit. Comment vous situez-vous par rapport à cette question de l’exception ? Quel rapport de l’« exceptionnel » au normal ? Quels rapports voyez-vous entre la micro-histoire italienne et vos propres écrits, marqués également par une vive insistance sur la singularité d’événements de paroles ? S’agissait-il pour vous dans vos écrits historiques d’opposer la « scène » au « grand récit » ? Vous vous élevez avec force dans La Méthode de l’égalité contre l’idée que « la parole qui compte, c’est la parole des gens qui ne parlent pas »41 (ce qui revient à faire taire ces individualités encombrantes que sont les Gauny et autres au nom de leur statut supposé d’anomalie), mais n’y a-t-il pas une difficulté inverse à recouvrir le silence des « muets » par la parole des « bavards » ?

Il y a deux problèmes différents. L’un est de savoir si on s’appuie sur la parole des bavards (c’est-à-dire simplement de ceux dont la parole est venue jusqu’à nous) ou sur la parole muette que l’on suppose être l’expression de ceux qui n’ont pas laissé de traces. L’autre est de savoir comment on interprète la première, si on est attentif à ce qu’elle dit explicitement ou à ce qu’on suppose s’être exprimé à travers elle. Sur le premier point, je suis en accord avec Ginzburg : il faut s’appuyer sur la parole d’exception effectivement attestée pour comprendre cette « véritable histoire des hommes » qui « se passe dans l’ombre ». Cette parole prouve la capacité que peut manifester un individu appartenant au monde des hommes obscurs. Et il est toujours plus intéressant de partir de la réalité de ce que des hommes obscurs ont pu dire et faire plutôt que de spéculations générales sur les raisons vraisemblables — c’est-à-dire invérifiables — qui rendent cette capacité impossible ou rare. Sur la critique des arguments de Lucien Febvre sur l’impossible incroyance de Rabelais, je suis aussi en accord avec Ginzburg. En revanche, je ne peux pas accepter la façon dont il sépare les propos du menuisier de la culture livresque dont il se réclame pour en faire l’expression d’une « tradition paysanne » préchrétienne, liée aux « rythmes de la nature », la même tradition qu’attestaient aux yeux des Jésuites ces bergers d’Eboli « peu dissemblables, pour l’intelligence et la science des bêtes qu’ils gardaient ». Cela revient à l’opération qui substitue aux voix de ceux qui parlent la parole « muette » de la terre. Derrière la question de savoir sur quel matériau on s’appuie pour écrire l’histoire, il y a la question du partage du sensible : est-ce qu’on accepte ou non, comme base d’interprétation, le partage hiérarchique entre deux sortes d’intelligences et deux catégories d’êtres parlants ?

Dans un entretien pour les Cahiers du Cinéma42, vous critiquiez une « historicisation galopante » allant « de pair avec une normalisation de la pensée qui accompagne celle de la politique », y voyant une forme de « gestion d’héritage » (gestion d’héritage que vous voyiez particulièrement à l’œuvre dans les Lieux de Mémoire43). La tendance à la nécrologie et à l’encyclopédie que vous évoquiez dans cet entretien a-t-elle à voir avec un contexte historique précis (les discours de la fin de l’histoire des années 1990) ou est-elle une sorte de pente immanente à la pratique historienne elle-même, un peu à la manière du diagnostic posé par Nietzsche dans sa Seconde considération intempestive (De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie) ? Et comment l’historien peut-il se prémunir de cette tendance à l’historicisation ?

Je crois qu’il lui est quasiment impossible d’y échapper. Dans l’historicisation, il y a deux choses : il y a le projet encyclopédique, et il y a toujours aussi ce cœur, à savoir que l’historicisation, c’est la pratique qui donne valeur explicative au temps, et toujours sous ces deux formes de la succession et de la coexistence. Ce sont des choses qui sont quand même inhérentes à la pratique historienne. Ce n’est pas facile d’être historien en ne donnant pas au temps une valeur causale. Prenez quelqu’un comme Paul Veyne, qui veut être un hérétique, mais qui vous explique lorsqu’il vous parle du Christ que finalement la pensée de l’Evangile, c’est ce que pouvait penser un juif moyen de l’époque ! C’est quand même confondant de la part de quelqu’un qui veut être absolument hérétique, et qui en même temps reprend ce modèle d’explication : Jésus s’explique par son temps ! Pourquoi le christianisme a-t-il existé si Jésus était semblable à son temps ? ! Voilà, je pense qu’il y a une difficulté à penser les ruptures. Et puis il y a la présupposition inégalitaire qui est au cœur de la conscience de soi du savant : je suis savant parce que je ne partage pas l’illusion des ignorants qui croient voir du nouveau là où tout s’explique par ce qui était avant ou par ce qui est autour.

C’est le premier point. Le second, c’est la logique environnante du consensus qui fait fonctionner nos gouvernements et notre culture. L’idée du consensus en général, c’est que tout doit être à sa place, c’est-à-dire que tout doit être situé. On doit pouvoir se dire : chaque chose est dans son temps, elle est à sa place, elle ne va plus nous déranger. Toute chose doit être expliquée. Cette mise en place généralisée est portée par l’extraordinaire extension et ramification du savoir académique qui a caractérisé ces dernières décennies. Toute forme de la vie ordinaire devient objet de savoir et, devenant objet de savoir, tombe sous les catégories de l’explication historique. Cette rationalisation est encore confortée par le journalisme qui a mis les explications de la science sociale à la portée de tous et les distille d’heure en heure.

Il y a donc à la fois le triomphe de l’ordre consensuel, la logique interne de l’explication historique et celle de la science sociale. On ne peut échapper à cette triple contrainte que par des perspectives diagonales, transversales, qui déjouent les fausses évidences de la succession comme de la contemporanéité. Mais, en même temps, l’histoire existe massivement comme discipline, les élèves doivent l’apprendre, il y a des programmes, il faut qu’il y ait des manuels pour toutes les périodes, que chaque objet ait ses repères qui soient fixes…

Dans Politique de la littérature, vous résumez en une phrase l’une des thèses centrales des Mots de l’histoire44 : « La révolution de la science historienne, c’est d’abord dans la littérature qu’elle a eu lieu ». Or, vous rappelez dans ce même texte que les écrivains du XIXe siècle (Tolstoï, Hugo) lisent des historiens de leur époque (et réciproquement). Plutôt qu’une antériorité de la révolution littéraire sur la révolution de la science historienne, n’y a-t-il pas dès l’époque romantique des rapports d’échange bilatéraux entre écriture romanesque et écriture historique ?

D’abord, je crois qu’il faut distinguer deux choses : les rapports entre historiens et littérateurs comme personnages sociaux, et les rapports entre littérature et histoire comme formes d’écriture. Et si on se centre sur ce second point, qui est le point important, je dirais que, malgré tout, l’échange est inégal ! C’est quand même la littérature qui a fixé à la fois un idéal de l’histoire et des moyens de réaliser cet idéal. C’est la fameuse révélation qu’aurait eue Augustin Thierry en lisant Chateaubriand : celle d’une tâche de l’histoire qui est une tâche de résurrection du passé. Après ça, c’est Michelet bien sûr qui reprend la formule, mais c’est d’abord dans Chateaubriand qu’Augustin Thierry voit cet idéal. Tout à coup, le « Pharamond ! Pharamond ! », ce grand hymne des guerriers Francs, devient un modèle pour l’histoire, même si l’on ne peut pas dire qu’Augustin Thierry le réalise réellement ! En revanche, Michelet essaiera de le réaliser. Cette idée de l’histoire comme résurrection vient de la littérature.

Le deuxième point, c’est que l’un des grands moyens de cette résurrection, à savoir le recours aux « témoins muets », je crois que c’est aussi la littérature qui en donne l’exemple, avec Balzac, avec sa manière de lire une histoire sur une muraille, sur une devanture ou dans le décor d’un intérieur… On peut penser aussi à tout ce que les gens fantasment à l’époque autour des romans de Walter Scott. Il y a cette idée très forte qu’il y a une histoire des mœurs, des manières de vivre, de sentir et de percevoir, que les historiens n’ont jamais faite, et qu’eux, les écrivains, les Hugo, les Balzac, ont vraiment le sentiment de faire. C’est à partir de ça que Michelet lance sa propre entreprise, qui sera reprise sur un mode mineur, un peu rationalisé, scientifisé, par les historiens des mentalités.

Mais je crois qu’il y a quand même ce rapport de priorité, qui devient à l’occasion un rapport d’opposition. Vous citez Tolstoï ; c’est Tolstoï qui dit : les historiens officiels, qu’est-ce qu’ils font ? Ils reproduisent les plans des généraux, de ces généraux qui s’imaginent que ce sont leurs plans qui ont été réalisés sur le champ de bataille ! Alors que non : la véritable histoire se fait avec les petits témoignages de choses qui se sont passées à droite et à gauche sur le terrain et ça, c’est la littérature qui a les moyens de l’exhumer, contre les historiens qui n’ont jamais été que les copistes des généraux. Je crois vraiment que la révolution littéraire est un préalable : les témoins muets, les objets, les habits, les paysages, le décor, les murs, etc., ce sont d’abord les écrivains qui les font parler. Le chapitre des Misérables sur le « grand collecteur » illustre cela : l’égout qui charrie pêle-mêle tous les déchets de la grandeur et de la misère, c’est comme un discours des choses elles-mêmes qui vient réfuter tout autre discours sur les grands faits historiques.

Vous avez suffisamment rappelé ailleurs45 ce que vous deviez à Foucault pour ne pas y revenir ici. J’ai cependant une question sur l’évolution politique du dernier Foucault. Vous décrivez dans La Méthode de l’égalité46 votre dernière rencontre avec lui, dans le cadre d’un entretien pour les Révoltes logiques. Vous remarquez que sur les huit questions que vous lui aviez adressées, Foucault en avait laissé quatre de côté, à savoir toutes celles qui portaient sur la « nouvelle philosophie », et que lorsque vous l’avez rencontré pour récupérer ses réponses, il ne parlait que du « péril rouge ». Vous laissez entendre que la publication du texte sur la légende des philosophes47 a ensuite signifié la fin de toute relation entre vous et lui. L’évolution politique du dernier Foucault est, on le sait, un sujet de très vifs débats48 ; quel est votre avis à ce sujet ? Et quel rapport, s’il faut en voir un, entre cette évolution politique et la philosophie du dernier Foucault ? Je me permets également de vous faire réagir au sujet d’un autre texte particulièrement virulent qui traite lui aussi de ce rapport de la génération Barthes-Foucault-Serres à la « nouvelle philosophie »49.

Liquidons d’abord l’affaire de ces quelques lignes. Elles étaient incluses dans un article qu’on m’avait demandé sur un livre qui critiquait les « nouveaux philosophes » et considérait qu’ils avaient manipulé les grands représentants de la génération en question. Je mettais en question la naïveté de ce jugement mais je ne prononçais pas un jugement d’ensemble. Ma position de fond sur la question est exprimée dans le texte sur « la légende des philosophes », qui analyse la promotion de la figure du philosophe, de l’intellectuel, qui est liée à toute la trajectoire de l’après-Mai.

Par ailleurs, concernant le dernier Foucault — reste à savoir où commence le dernier Foucault ! —, je me limiterai à deux ou trois points. Premier point : il y a toujours eu un rapport extraordinairement ambivalent de Foucault au marxisme. D’un côté, Foucault a toujours déclaré son extériorité par rapport à toute la construction théorique marxiste : je me souviens l’avoir entendu parler de cette « cathédrale gothique » qu’était le Capital, il avait aussi l’expérience d’avoir été au PCF dans sa jeunesse. Il avait d’un côté un rapport très négatif à la théorie et à la politique marxiste, et en même temps, il est clair que toute une partie de son travail peut être pensée comme une sorte de complément aux textes du Capital sur la saisie des corps par le capital. Je me souviens d’un cours au Collège de France, à l’époque où il travaillait sur la prison, où tout d’un coup il avait évoqué le rapport entre la prison comme captation du temps et la forme salaire. Il est clair qu’il y a toujours eu ce rapport ambigu de Foucault au marxisme. C’est le premier point.

Le deuxième point, c’est qu’il y a eu un moment où Foucault en a eu assez d’être vu comme un penseur de la répression, de la disciplinarisation, de la dénonciation des disciplines, etc. Il y a un moment dans l’histoire du gauchisme, où des penseurs, de manière différente, ont commencé à en avoir assez de la dénonciation de la répression, et ont dit qu’il fallait passer à des choses plus intéressantes. Deleuze l’a fait à sa manière, Foucault l’a fait à la sienne, y compris un peu brutalement dans La Volonté de savoir, qui est quand même un livre très étrange, puisqu’en un sens, c’est un livre qui annonce une suite qui n’aura pas lieu, ou plutôt qui aura lieu bien plus tard dans un tout autre esprit. La Volonté de savoir est un peu un livre de fin, en tout cas un livre de rupture qui dit : non, le pouvoir ne nous empêche pas de parler, le pouvoir nous demande de parler, il nous oblige à parler ! Donc il y a ce point de raidissement théorique, qui à l’époque correspond aussi à la sorte de captation politique opérée par Glucksmann et compagnie… Foucault a toujours été fasciné par Glucksmann, son côté gouailleur, rouleur de mécaniques, qui représentait tout ce que Foucault admirait un peu naïvement ! Glucksmann l’a embarqué dans son circuit anticommuniste. Et comme les gens ont réagi à cette captation, Foucault s’est raidi, il s’est considéré comme persécuté. C’est le troisième point, plus circonstanciel.

Le fond des choses, ça reste la distance prise par rapport au modèle de l’analyse de la répression, du pouvoir comme répressif, de la saisie des individus dans ses grilles. Il s’est toujours intéressé à la positivité des pratiques, plus qu’à leurs effets répressifs. Cela a défini cette double ligne de recherche : d’un côté, l’intérêt porté à toute la positivité des pratiques de pouvoir, par exemple la positivité de la police au sens du XVIIIe siècle, cette idée du biopouvoir comme le pouvoir organisant la vie et non pas la réprimant, de l’autre côté, en parallèle, le travail sur les techniques du soi, non pas comme techniques de maîtrise de soi, mais comme techniques de constitution d’un rapport propre à la vérité.

Voilà ce que je peux dire sur l’évolution de Foucault. Il y a au moins une ligne qui est claire : on sort de la répression, de la dénonciation, etc., on s’intéresse aux positivités des pratiques et des techniques des pouvoirs politiques, des pouvoirs pénitentiaires, mais aussi du pouvoir qu’on peut avoir sur soi. À côté de cela, le troisième point, la question de ses fréquentations politiques, est secondaire. Je laisse de côté l’affaire iranienne qui relève encore d’une autre logique !

Que pensez-vous de l’opposition entre misérabilisme et populisme faite par Claude Grignon et Jean-Claude Passeron dans l’ouvrage Le Savant et le populaire ? Claude Grignon, dans un entretien pour Politix50, évoque favorablement votre critique de l’approche dite « misérabiliste », mais je me demandais ce que vous pensiez de la manière dont il s’en prend ensuite aux travaux de Michel de Certeau (dans lesquels ils voient une réaction « typiquement populiste » à cette approche « misérabiliste ») (il ne fait pas de doute par ailleurs que certains vous rangeraient dans la catégorie « populiste » aux côtés de de Certeau !). Toujours sur cette question de vos rapports à la sociologie critique française, le sociologue Gérard Mauger, dans deux textes, voient dans votre défense de la capacité de pensée de tous une forme d’aristocratisme inversée51. L’accusation me paraît peu généreuse, mais je serais curieux de votre réaction face à de tels jugements. Pour finir sur ce point, avez-vous déjà obtenu une réponse de Bourdieu lui-même ou de « disciples » (autrement que sous la forme de l’allusion malveillante, comme dans le texte de Mauger cité plus haut) ? Que penseriez-vous d’une réponse sur le mode spinoziste (qui était celle proposée par Bourdieu) : c’est pour autant qu’on connaît les mécanismes de la domination qu’on peut espérer s’en extirper ne serait-ce que partiellement ? Enfin, puisque le nom de de Certeau a été évoqué, quel a été votre rapport à son œuvre ? On a l’impression que sur le traitement de l’hérésie, vous jouez un peu de Certeau (La Fable Mystique) contre Le Roy Ladurie, et que vous partagez plus largement une certaine proximité intellectuelle avec lui.

Il y a là plusieurs questions. Le livre de Grignon et Passeron exprimait un regard sur la question du « populaire » plus proche du mien que de celui de Bourdieu. Je ne me souviens plus de la façon dont il définissait le populisme mais cette notion me semble peu propre à caractériser l’approche de Michel de Certeau. De toute façon, ce qui m’a intéressé chez ce dernier n’est pas sa théorisation des arts de faire qui a donné lieu, de fait, à des appropriations un peu simplistes. C’est son abord de l’hérésie à laquelle il conserve sa dignité de pensée dissidente au lieu de la rabattre sur la réalité sociale dont elle serait la projection imaginaire. Plus profondément, je partage avec lui l’attention à l’événement de parole, de la parole qui, par son excès sur les corps qu’elle est censée désigner ou exprimer, rompt le tissu consensuel qui met les corps à « leur » place. Cette puissance que lui et moi accordons à la parole « errante » nous met évidemment du même côté par rapport aux positions de l’histoire des mentalités comme à celle de la sociologie bourdieusienne. Je ne connais pas bien les critiques qui me sont venues de ce côté où l’on a, je crois, préféré m’ignorer. Pour répondre à votre question, l’idée que c’est la connaissance des formes de la domination qui donne les moyens de s’en extirper me semble être une fausse évidence que la sociologie de Bourdieu partage avec le marxisme. Cette fausse évidence repose sur le paralogisme de la science sociale. Celle-ci se présente comme une science de la nécessité qui détient seule les clefs de la libération. Mais la nécessité connue n’autorise qu’une seule manière d’être libre, à savoir de s’adapter à elle. Ou alors il faut poser que c’est la nécessité elle-même qui engendre la liberté. Ce fut la foi marxiste dans le sens de l’histoire. Depuis que celle-ci s’est évanouie, la science sociale s’est installée dans le ressassement d’un savoir « critique » qui n’a pas d’autre fin que lui-même. Nous croulons sous les volumes d’une littérature sociologique ou « critique » qui a analysé sans fin toutes les ruses de la domination sans qu’on lui ait vu produire aucun effet de libération.

Dans les Temps modernes, vous exprimez votre scepticisme par rapport à la notion de « présentisme »52, mais que vous pensez-vous de la notion de régime d’historicité proposée par François Hartog, ainsi que de la manière dont il décrit le régime moderne d’historicité, qui s’ouvre selon lui avec la Révolution53 ? Votre définition de l’âge démocratique comme un « âge de l’attente », un « âge gouverné par l’empire du futur » (expression utilisée à la fin des Mots de l’histoire) se rapproche largement de celle d’Hartog. N’y a-t-il pas, avec cette notion de régime d’historicité, une tentative de répondre à ce paradoxe que vous évoquez à la fin des Mots de l’histoire, à savoir que l’histoire contemporaine « [s’est interdit] de penser les formes mêmes de l’historicité à laquelle elle est confrontée : les formes de l’expérience sensible, de la perception du temps […] » ? Et qu’est-ce qui définit selon vous cette nouvelle perception du temps qui s’ouvre avec l’entrée dans l’âge démocratique ?

La notion de présentisme est encore une manière de nouer le thème de la fin de l’histoire avec la vision tocquevillienne de l’âge démocratique comme temps et comme forme de vie qui a dit adieu aux grandeurs du passé et aux grandes perspectives. Elle est construite à partir d’une vision linéaire simple du temps (avant/pendant/après) en laissant de côté le fait que le temps joue aussi comme ligne de partage entre les conditions : il y a le temps de ceux qui ont le temps (les hommes de loisir) et le temps de ceux dont le temps est volé, qui sont contraints de vivre dans l’univers de la répétition et s’efforcent de s’y arracher. La notion de régime d’historicité est certes préférable à la douteuse idée des « hommes qui ressemblent à leur temps », mais elle est encore construite à partir de la seule dimension horizontale du temps (passé, présent, avenir). Il lui manque d’inclure la verticale du partage des temps et les formes de subversion qui entreprennent de la détruire. Il ne s’agit pas seulement de nouer différemment présent, passé et futur. Les prolétaires de la nuit ne se contentent pas de mettre leurs pensées et leurs actions dans la perspective d’un autre futur. Ils opposent un présent à un autre. Ils tentent de vivre un temps qui n’est pas le leur. C’est par cette invention d’un autre présent qu’ils commencent un autre futur. C’est un point sur lequel j’ai toujours insisté : ce sont les subversions du présent qui créent des futurs et non pas les programmes de mondes meilleurs à venir. Un régime d’historicité est aussi la résultante d’une tension entre des régimes de temporalité. Et un régime de temporalité est un double nouage du temps qui prend en compte les deux dimensions, horizontale et verticale : c’est la rupture au présent du partage entre le temps des hommes mécaniques et celui des hommes libres qui fait revenir autrement le passé et anticipe un autre futur.

Je dois reconnaître que ce double nouage n’était pas pris en considération dans les Mots de l’histoire. Les considérations du dernier chapitre sur le temps de l’âge démocratique, marqué par le futur, en restent du même coup à une vision globale qui ignore la division du présent et à une image de la démocratie comme époque qui ne rompt pas, sur le fond, avec la doxa tocquevillienne. J’ai insisté dans mes textes ultérieurs sur le fait que la démocratie était une pratique et non pas une forme de société ou une atmosphère d’époque définie par des traits anthropologiques.

Vous abordez la question de la perception du temps à l’âge démocratique dans un texte « mineur », mais suggestif, la préface que vous avez rédigée pour L’Eternité par les astres d’Auguste Blanqui. Vous semblez y suggérer qu’il n’y a pas chez lui de croyance à la nécessité de l’histoire (d’où la critique sévère par Blanqui du positivisme d’Auguste Comte, qui est à ses yeux une doctrine d’ordre), et pas non plus de croyance au « Grand Soir ». Vous écrivez : « Qu’il n’y ait pas de voie royale du progrès, c’est déjà la leçon que les plus conscients ont tirée de 1848. La déroute des révolutions de 1848 est cela même : la […] déroute d’une vision du monde où la domination céderait à l’évidence républicaine de la loi du progrès, comme l’ombre s’efface devant la lumière. Déroute, plus largement de l’idée d’un sens de l’histoire à laquelle la cause de la justice sociale et de l’égalité politique serait associée »54. Sans prétendre faire parler Blanqui pour l’ensemble des révolutionnaires de son siècle, votre préface complique singulièrement l’idée que l’on se fait généralement du rapport des militants du XIXe siècle à l’horizon révolutionnaire. Tel était l’objet de cette préface ?

Ici encore je suis parti du matériau que j’avais devant moi et non de l’intention de prouver quelque chose. On m’a demandé d’introduire ce texte de Blanqui dont je ne sais même pas si je l’avais lu avant. Et c’est en le lisant que j’ai constaté combien il contredisait toute vision du sens de l’histoire en faisant de l’action révolutionnaire un coup de dés à renouveler un nombre incalculable de fois dans un nombre incalculable de mondes. Le fait est là : le révolutionnaire le plus radical du dix-neuvième siècle écrit un livre qui situe l’action révolutionnaire dans le cadre de la pluralité des mondes et d’un temps fait de cycles toujours recommencés. Cette vision des choses peut être attribuée à ce temps de l’après 48 où se sont multipliées toutes les rêveries palingénésiques et spiritistes sur fond d’une désillusion radicale quant aux théories du progrès. Mais l’influence de la vision palingénésique a marqué tout le siècle ; elle était déjà très forte dans les années 1830 et c’est en son sein que s’est notamment formée la pensée de Gauny qui voit le processus de l’émancipation comme l’œuvre de plusieurs existences successives. Le texte de Blanqui appartient à cet univers des savoirs hérétiques dont j’ai montré qu’il était un terreau de la pensée de l’émancipation.

 

Sources

  1. La Parole ouvrière 1830-1851 : textes rassemblés et présentés, avec Alain Faure, Paris, UGE, 1976, p. 12. Souligné par nous.
  2. En insistant notamment sur l’idée que « la politique est un conflit de mondes plutôt qu’un conflit de forces », comme Rancière le souligne dans un entretien de 2023 pour la revue Contretemps  : Jacques Rancière, Arash Behboodi et Alireza Banisadr, « Un conflit de mondes plutôt qu’un conflit de forces. Entretien avec Jacques Rancière », Contretemps, 19 juin 2023.
  3. Outre la préface à L’Eternité par les astres de Blanqui (Les impressions nouvelles, collection « Réflexions faites », 2012), voir aussi l’article « Le Salut aux ancêtres » (sur Georges Sorel et la Révolution au 20e siècle, de Michel Charzat, et Écrits sur la Révolution, de Blanqui), La Quinzaine littéraire, n° 262, 1977, pp. 19-20.
  4. Sur ce dernier point, Rancière note dans « La scène révolutionnaire et l’ouvrier émancipé (1830-1848) », Tumultes, n° 20, « Révolution, entre tradition et horizon », mai 2003, p. 62 : « Naturellement, prouver sa raison n’a jamais obligé l’autre à la reconnaître et l’adversaire peut toujours se dérober là où il est convoqué et emporter la victoire par d’autres armes ». Voir également La Mésentente : Politique et philosophie, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1995, pp. 82 et suivantes.
  5. Il ne s’agit d’ailleurs jamais pour Rancière d’opposer au discours utopique (saint-simonien et autre) le « bon objet » que serait supposément cette utopie ouvrière organique. Il souligne ainsi dans cet article la dimension antiféministe de cette dernière. Voir « Utopistes, bourgeois et prolétaires », L’Homme et la Société, n° 37-38, 1975, pp. 95-96.
  6. Même réticence dans Les Scènes du peuple : (Les Révoltes logiques, 1975-1985), Lyon, Horlieu, 2003 (p. 206) : « Le problème est moins dans l’existence de repaires de l’autonomie et de l’indiscipline populaires que dans l’entrecroisement entre les circuits du travail et ceux du loisir, dans la multiplication de ces trajectoires – réelles ou idéales – par lesquelles les ouvriers circulent dans l’espace des bourgeois et y laissent vagabonder leurs rêves ».
  7. Voir Jacques Rancière, « L’Archange et les orphelins. Victor Hugo, conseil aux poètes et importance du rôle des poètes-ouvriers dans la morale future de l’humanité », La Quinzaine littéraire, n° 448, 1985, pp. 15-16.
  8. Cette réalité revient de manière obsessive dans les lettres de Gauny  : voir par exemple cette conclusion d’une lettre à Retouret (« […] j’ai encore à dire, mais le temps libre est rare, j’en possède peu, adieu, amitié ») ou encore cette lettre à Ponty dans laquelle il se décrit lui et son ami comme « pauvres de temps libre » (respectivement aux pages 209 et 216 du Philosophe plébéien).
  9. Cette transgression de la hiérarchie des temps n’est pas sans périls. Dans un passage de La Nuit des prolétaires (p. 84), Rancière évoque « l’épuisement de ceux qui ont succombé à la tâche impossible d’une double vie, comme le typographe Eugène Orrit à qui le Télémaque bilingue laissé par Jacotot n’a pas suffi pour venir à bout de sa double œuvre d’ouvrier diurne et d’encyclopédiste nocturne ».
  10. Cf. Les Scènes du peupleop.cit., pp. 14-15. Précisons que le loisir, à lire Rancière, est aussi, et peut-être d’abord, loisir de la pensée.
  11. Ibid., p. 8. On peut se demander jusqu’à quel point l’on ne retrouve pas cette image jusque dans un ouvrage classique comme celui de Lawrence W. Levine, Culture d’en haut, culture d’en bas. L’émergence des hiérarchies culturelles aux États-Unis, La Découverte, 2010. Voir sur ce point les courtes remarques de Christophe Charle dans un article de La Vie des Idées  : Peter Marquis, « L’Éden d’une culture partagée », La Vie des Idées, 17 septembre 2010.
  12. Voir par exemple Jacques Rancière, « Les mirages de l’histoire immobile », Les Nouvelles littéraires, « Notre mémoire populaire », 2620, 26 janvier-2 février 1978, p. 21. Voir aussi Moments politiques : Interventions 1977-2009, Paris — Montréal, La Fabrique — Lux, 2009, p. 20  : « L’appareil idéologique dominant s’intéresse particulièrement à sa parole [celle de l’ouvrier ou du paysan] quand, au soir de sa vie, il peut alimenter quelque chronique d’antihéros (X ouvrier comme les autres, Y paysan bigouden). Il a alors droit à la parole pour autant qu’il apporte un savoir social inédit mais surtout pour autant qu’il a passé plus d’années de sa vie à travailler et à se taire. Ajoutons que son témoignage sera d’autant mieux reçu qu’il a été moins résistant (plus ordinaire) et qu’il ne se mêlera pas de penser ».
  13. On trouve une critique tout à fait comparable des explications en termes de « contrôle social » dans l’histoire des loisirs dans un article contemporain de Gareth Stedman-Jones, « Class expression versus social control ? A critique of recent trends in the social history of leisure », History Workshop Journal, n° 4, automne 1977, pp. 162-170 (repris dans Languages of Class : Studies in English Working Class History, 1832–1982, Cambridge, 1983).
  14. À vrai dire, cette thèse s’exprime plus clairement dans la réponse de Rancière aux objections de Sewell, Papayanis, Newman et Johnson que dans le texte lui-même. Voir Jacques Rancière, « A Reply », International Labor and Working-Class History, Spring, 1984, No. 25 (Spring, 1984), pp. 42-46.
  15. L’ouvrage originel date de 1964. Pour la traduction française, voir Alfred Cobban, Le Sens de la Révolution française, traduction de F. Lessay, préface d’E. Le Roy Ladurie, Paris, Julliard, 1984, 220 p.
  16. Voir sur ce point Sébastien Laoureux, « De l’anachronisme à l’‘anachronie’. Le pouvoir de faire (de) l’histoire selon Rancière » in Sébastien Laoureux, Isabelle Ost, Jacques Rancière, aux bords de l’histoire, Paris, Éditions Kimé, coll. « Philosophie en cours », 2021.
  17. Jacques Rancière, « Le concept d’anachronisme et la vérité de l’historien », L’inactuel, n° 6, Calmann-Lévy, 1996, pp. 53-68.
  18. Antoine Lilti, « Rabelais est-il notre contemporain ? Histoire intellectuelle et herméneutique critique », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2012/5 (n° 59-4bis), pp. 65-84.
  19. Par exemple dans ce passage : « Ce qui était frappant en lisant ces textes ouvriers des années 1830, pas simplement les brochures de lutte, mais aussi toutes ces correspondances, ces poèmes, dont quelques-uns ont été conservés, était de se rendre compte qu’il n’y avait pas tellement de différence, d’un certain point de vue, entre les ouvriers de 1830-40 et les étudiants de 68 ». Voir Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués : Entretiens, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, p. 644. D’autres à l’inverse vont dans un sens contraire, par exemple ce passage des Mots de l’histoire où Rancière critique une certaine utopie historienne visant à ressusciter « la présence du présent », ou lorsqu’il souligne, que les militantes saint-simoniennes du XIXe nous intéressent « moins par ce qui les rapproche de nous que par ce qui nous les rend étrangères » (Les Scènes du peupleop.cit., p. 94).
  20. Jacques Rancière, Les Scènes du peuple op.cit., p. 7. Voir aussi ce passage dans « Le concept d’anachronisme et la vérité de l’historien »  : « La multiplicité des lignes de temporalité, des sens même de temps, inclus dans un ‘même’ temps est la condition de l’agir historique ».
  21. Christophe Charle, Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité, Paris, Armand Colin, 2011, 494 p.
  22. Pour Paul Veyne, cette illusion correspond à « l’idée que tous les événements d’une même époque ont une même physionomie et forment une totalité expressive » (voir la longue note de bas de page à la page 42 de Comment on écrit l’histoire : essai d’épistémologie, Paris, Éditions du Seuil, « L’Univers historique », 1971 ; rééd. augmentée de « Foucault révolutionne l’histoire », 1978).
  23. Jacques Rancière, Les Mots de l’histoire : Essai de poétique du savoir, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2014 (1re éd. 1992), pp. 167-168.
  24. Titre d’un entretien avec Jean-Baptiste Farkas, repris dans Et tant pis pour les gens fatiguésop.cit., pp. 549-560.
  25. Jacques Rancière, La Méthode de l’égalité : Entretien avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan, Montrouge, Bayard, 2012, pp. 161-162  : « Le sens global de ce que j’ai fait est qu’il n’y a pas de nécessité et de connaissance de la nécessité qui fonde l’action ».
  26. Voir le chapitre « Le lieu de la parole » dans Les Mots de l’histoire. Sur Montaillou, voir également l’article « De la vérité des récits au partage des âmes », Critique, 2011/6 n° 769-770, pp. 482-483.
  27. Notons que ce terme de « rachat » apparaît dans d’autres contextes, comme dans le texte sur Sebald dans Les Bords de la Fiction.
  28. « Exposé de Jacques Rancière », Raison présente, n°108, 4e trimestre 1993. Les sciences humaines en débat (I).
  29. Terme employé dans l’article « La maladie des héliotropes : Notes sur la ‘pensée ouvrière’ », Ethnologie française, vol. 14, n. 2, pp. 125-30.
  30. Voir l’entretien « Les mots du dissensus » publié dans Diacritics et repris dans Et tant pis pour les gens fatiguésop.cit., pp. 172-177.
  31. À ce sujet, voir l’important ouvrage de Sabina Loriga et Jacques Revel, Une histoire inquiète, les historiens et le tournant linguistique. EHESS-Gallimard-Seuil, coll. « Hautes Études », 2022, 392 p, et plus particulièrement le chapitre consacré à l’histoire sociale.
  32. Voir Mischa Suter, « A Thorn in the Side of Social History : Jacques Rancière and Les Révoltes logiques », International Review of Social History 57(01), avril 2012, pp. 61-85.
  33. Citons par exemple Lenard Berlanstein, « Working with Language : The Linguistic Turn in French Labor History », Comparative Studies in Society and History, Vol. 33, No. 2 (Apr., 1991), pp. 426-440, qui associe le nom de Rancière à ceux, entre autres, de Joan Wallach Scott et William H. Sewell. Même association dans Patrick Joyce, « The end of social history  ? », Social History, Vol. 20, No. 1 (Jan., 1995), pp. 73-91 (Patrick Joyce ajoute à la liste précédente – dans laquelle il s’inclut également – le nom de Gareth Stedman Jones). Voir également Donald Reid, « The Night of the Proletarians. Deconstruction and Social History », Radical History Review, n° 28-30, 1984, p. 445-463, désigné par Geoff Eley comme « un article clé »  : voir Geoff Eley, « De l’histoire sociale au ‘tournant linguistique’ dans l’historiographie anglo-américaine des années 1980 », Genèses, No. 7, lieux du travail (mars 1992), pp. 163-193.
  34. Voir Jacques Rancière, entretien avec Christian Delacroix et Nelly Wolf-Cohn, « Les hommes comme animaux littéraires », Mouvements, n° 3, mars-avril 1999, repris dans Et tant pis pour les gens fatiguésop. cit., p. 137. Et dans une recension par ailleurs admirative du Fil et les Traces, Rancière apparaît nettement réservé face à la critique par Ginzburg d’un supposé « scepticisme postmoderne » (« De la vérité … op. cit.). Cependant, il affirme ailleurs, au sujet des Mots de l’histoire  : « […] lorsque je parle de poétique du savoir ou lorsque je m’intéresse à la question du récit historien – particulièrement dans l’histoire des mentalités – ce n’est pas pour dire que l’histoire n’est que du récit, de la fiction, de la littérature, ce n’est pas pour défendre une position de type relativiste du genre  : il n’y a que des récits et à la limite tout est fiction, ce n’est pas non plus pour défendre une position de type textualiste  : il n’y a que des textes, encore que des textes, et toujours des textes ». Jacques Rancière, « Histoire et Récit », in L’histoire entre épistémologie et demande sociale, Actes de l’université de Blois, septembre 1993, IUFM de Créteil, Toulouse, Versailles, p. 183.
  35. Jacques Rancière, The Nights of Labor : The Workers’ Dream in Nineteenth-Century France. Translated by John Drury. Introduction by Donald Reid. Philadelphia : Temple University Press, 1989.
  36. Voir Carlo Ginzburg, Le Fil et les traces, traduit par Martin Rueff, Verdier, 2010.
  37. Pour le détail de l’argumentation, voir Politique de la littérature, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2007, pp. 199-201. On notera que Paul Veyne, dans une note de bas de page dénonçant ce qu’il appelle l’« illusion physionomique », s’interroge lui-aussi sur l’image de la fin du Moyen Âge que dessine Huizinga  : « On aimerait savoir […] ce qu’il y a de réel derrière la sombre figure que le siècle de Villon et des danses macabres a à nos yeux, et à quel niveau de réalité se place l’admirable étude physionomique de Huizinga […] » (Paul Veyne, Comment on écrit l’histoireop. cit., p 42).
  38. Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires : Archives du rêve ouvrier, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2012 (1re éd. 1981), pp. 8-10. On pense à cette belle citation de Jean-Marie Konczyk, tiré de son récit autobiographique Gaston, l’aventure d’un ouvrier, publié en 1971  : « Pour le moment, je me contente d’affirmer que les ouvriers ne sont pas des êtres collectifs. Ce sont des individus avec une vie à vivre ». La citation se trouve dans Xavier Vigna, L’espoir et l’effroi. Luttes d’écritures et luttes de classes en France au XXe siècle, Paris, La Découverte, 2016, 250 p. Voir aussi ce passage du Spectateur Émancipé au sujet d’une partie de campagne dont Gauny et ses compagnons profitent pour faire de la propagande  : « En se faisant spectateurs et visiteurs, ils bouleversaient le partage du sensible qui veut que ceux qui travaillent n’aient pas le temps de laisser traîner au hasard leurs pas et leurs regards et que les membres d’un corps collectif n’aient pas de temps à consacrer aux formes et insignes de l’individualité » (p. 25). Souligné par nous.
  39. Voir Edoardo Grendi, “Micro-analyse et histoire sociale”, Écrire l’histoire, 3 | 2009, pp. 67-80. Voir également Jacques Revel, « L’histoire au ras du sol », préface à Giovanni Levi, Le Pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont du XVIIe siècle, trad. M. Aymard, Paris, Gallimard, 1989, pp. XXX-XXXIII, ainsi que la postface de Carlo Ginzburg à Mythes, emblèmes, traces ; morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989  ; nouvelle édition augmentée, revue par Martin Rueff, Verdier, 2010.
  40. Ce qui, comme le souligne Patrick Boucheron dans la préface de l’ouvrage, implique aussi de « conférer à la pensée du meunier frioulan la même dignité, le même courage et la même cohérence » qu’à celle de Rabelais (Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers : l’univers d’un meunier du XVIe siècle, Flammarion, 1980 [2019 pour l’édition en «Champs»], p. XIX).
  41. Voir La Méthode de l’égalitéop.cit., pp 193-195.
  42. « Les mots de l’histoire du cinéma », entretien avec Antoine de Baecque, repris dans Et Tant Pis pour les Gens Fatigués… op.cit., pp. 103-104.
  43. Jacques Rancière, « Histoire et Récit », in L’histoire entre épistémologie et demande socialeop.cit., pp. 200-201. Voir également sur ce point la conclusion des Mots de l’histoire.
  44. Politique de la littératureop.cit., p. 88.
  45. Voir notamment La Méthode de l’égalitéop.cit., pp. 71-76.
  46. Ibid., pp 74-75.
  47. « La légende des philosophes (les intellectuels et la traversée du gauchisme) », avec Danielle Rancière, Révoltes logiques, numéro spécial, « Les lauriers de mai ou les chemins du pouvoir (1968-1978), fév. 1978, p. 7-25, texte repris dans Les Scènes du peuple.
  48. Voir dernièrement Daniel Zamora et Mitchell Dean, Le dernier homme et la fin de la révolution, Lux, 2019.
  49. Nous reproduisons ici l’extrait concerné, le texte n’étant pas disponible en ligne : « Les nouveaux philosophes sont totalement étrangers à la philosophie contemporaine par ailleurs bien vivante ? Bel optimisme ! Aubral et Delcourt se donnent beaucoup de mal pour séparer de l’ivraie spiritualiste ce bon grain, pour prouver que les cadets ont abusé de leurs aînés pour faire leur promotion : Foucault et Lacan auraient été trahis, Châtelet récupéré, Desanti, Serres ou Barthes attirés dans un guet-apens, Deleuze et Lyotard indignement traités. Ces explications laissent songeur : un tel a vu sa pensée trahie par de faux disciples ? Mais n’a-t-il pas d’intérêt à rétablir lui-même sa pensée ou pas de tribune pour le faire ? Tels autres ont vu leur critique résolue récupérée dans un dossier à la gloire de ce qu’ils condamnaient ? Mais ignoraient-ils que ce n’était pas leur pensée qu’on leur demandait mais leur nom propre, pour faire introduction à la Société des Grands Intellectuels Réunis ? Ces ‘trahisons’ ne se paient-elles pas en reconnaissance de leur propre pouvoir au sein de la SGIR ? Cette circulation des noms propres qu’Aubral et Delcourt montrent au principe de la ‘philosophie’ de JM Benoist ne tend-elle pas à devenir une loi de fonctionnement de toute la ‘pensée’ de la haute intelligentsia de gauche ? Les phénomènes que la ‘jeune philosophie’ a systématisés, ils avaient déjà fait leur apparition : utilisation de la politique pour donner une plus-value d’‘événement’ à des cours universitaires, spectacularisation des enseignements, apparition du star-system, complaisances réciproques des grands penseurs, hommages reçus sans déplaisir du demi-monde journalistique, consentement à la formation d’étranges empires à l’intersection de l’Université, de l’édition, de la presse et des salons. Ceux des aînés qui n’ont pas encouragé cette invasion du terrain philosophique par la raison marchande et publicitaire l’ont en tout cas laissé faire ». Jacques Rancière, « Sur Contre la nouvelle philosophie de François Aubral et Xavier Delcourt », La Quinzaine littéraire, n° 257, 1977, pp. 6-7. Opinion que partageait également un Castoriadis ou un Bouveresse.
  50. Claude Grignon, Annie Collovald, Bernard Pudal, Frédéric Sawicki (1991). « Un savant et le populaire. Entretien avec Claude Grignon ». Politix, 13, pp. 35-42.
  51. Voir Gérard Mauger, « Quel populisme  ? », La Pensée 2017/4 (N° 392), pp. 106-115 et Gérard Mauger, « De ‘l’homme de marbre’ au ‘beauf’. Les sociologues et ‘la cause des classes populaires’ », Savoir/Agir 2013/4 (n° 26), pp. 11-16. Certains ouvrages tentent cependant de concilier les approches de Rancière et Bourdieu  : voir surtout Charlotte Nordmann, Bourdieu / Rancière – La politique entre sociologie et philosophie, Vianney Griffaton, 2006. Pour le même genre de rapprochement, mais cette fois avec Boltanski, voir Nicolas Auray and Sylvaine Bulle, « Rupture critique ou partage du sensible, dévoilement ou suspension de la réalité ? », SociologieS [Online], Theory and research, en ligne depuis le 16 octobre 2016.
  52. Sur les raisons de ce scepticisme, voir Les Temps modernes : Art, temps, politique, Paris, La Fabrique, 2018, pp. 16 et suivantes.
  53. Voir François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil, 2003.
  54. Jacques Rancière, « Préface » à L’Eternité par les astresop.cit., p. 18. Souligné par nous.

Vianney Griffaton, Le Grand Continent, 11 février 2024.

Photo: © IBO/SIPA

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