«Les riches nous imposent une société de pornopulence»
Entretien avec la sociologue Dahlia Namian, autrice d’un essai sur « la société de provocation », un terme emprunté à Romain Gary pour désigner « cet ordre social où l’exhibitionnisme de la richesse érige en vertu la démesure ».
Mégayachts, îles artificielles, bitcoin, fusées, soirées arrosées… Les mille visages de la richesse s’étalent chaque jour en Une de l’actualité, sur les réseaux sociaux et, surtout, dans notre inconscient collectif. Résultat ? Pour la sociologue et professeure à l’université d’Ottawa, « bernés par les prestidigitations des ultra-riches, nous les regardons, stupéfaits, dilapider les ressources de la planète » tandis que les inégalités demeurent.
D’où le titre de son nouvel essai en forme de pamphlet sans concession, à paraître ce 22 août aux éditions Lux : La société de provocation – Essai sur l’obscénité des riches. Une référence explicite au roman Chien blanc de Romain Gary, dans lequel l’ancien résistant fustige « cet ordre social où l’exhibitionnisme de la richesse érige en vertu la démesure et le luxe ostentatoire tout en privant une part de plus en plus large de la population des moyens de satisfaire ses besoins réels ». De passage à Paris, Dahlia Namian a répondu à nos questions.
Usbek & Rica : En 2018, le milliardaire Elon Musk avait expédié une voiture électrique dans l’espace depuis la base de lancement de Cap Canaveral, en Floride, celle-ci étant censée « voguer en boucle dans l’espace, durant des milliers, voire des millions d’années ». En quoi cette anecdote est-elle révélatrice de ce que vous appelez « l’obscénité des riches » ?
Usbek & Rica : Selon vous, nous vivons dans une « société de provocation ». De quoi s’agit-il ?
Les Américains parlent d’ailleurs de wealthporn à ce propos, terme qu’un journaliste du Devoir a très justement traduit par « pornopulence ». Les riches nous imposent effectivement une société de pornopulence, où le luxe s’étale partout, sans aucune limite, de la pub à la télé en passant par les réseaux sociaux. Dans le même temps, de plus en plus de personnes, notamment parmi les classes moyennes, peinent à payer leurs factures quotidiennes, à se loger et à se nourrir dignement. La société de provocation est notre réalité quotidienne : celle d’un capitalisme débridé, sauvage. La seule différence avec la société que décrivait Romain Gary dans les années 1960, c’est qu’on perçoit désormais très bien les conséquences désastreuses de cette richesse sur le climat…
Usbek & Rica : Vous parlez de « minorité », mais le problème, est-ce les 0,1 %, les 1 % ou les 10 % des plus riches ?
Au-delà des chiffres, il faut prendre conscience que les inégalités sont multiples. Si on s’en tient uniquement aux salaires, on n’a qu’une vision très partielle du problème. Les premières inégalités sont celles du patrimoine aujourd’hui. De ce point de vue, les indicateurs d’Oxfam me semblent être les plus pertinents. Surtout, plus il y a de concentration de ces richesses dans les mains de quelques-uns, plus il y a concentration du pouvoir politique. Certes, la richesse permet d’acheter toutes sortes de biens nuisibles et engendre des catastrophes climatiques. Mais c’est surtout le fait qu’elle permet d’avoir une influence sur les décisions publiques qui pose problème.
Usbek & Rica : On entend souvent dire que, parce que les riches détiennent de grandes capacités d’investissement, il faudrait les inciter à « mieux investir » leur argent. En quoi ce raisonnement est-il trompeur ?
À l’inverse, on parle toujours des travailleurs comme étant des sources de charges, de coûts, jamais comme les principaux créateurs de richesse, alors même que, sans eux, le système économique tout entier s’effondrerait – là où on se demande bien quel genre de cataclysme pourrait arriver si les grands patrons acceptaient de diviser, ne serait-ce que par deux, leurs salaires. Toutes les logiques d’exploitation et de domination sont donc rendues opaques par ce genre de raisonnement trompeur.
Usbek & Rica : Observez-vous un changement de paradigme chez les jeunes générations ? Sont-elles moins tolérantes vis-à-vis des inégalités ?
Mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Et même pour les personnes conscientisées, les choses ne sont pas toujours aussi simples. Nous sommes toutes et tous immergés dans ce mode de vie, nous y tenons encore beaucoup. Une série comme L’Agence (diffusée sur TF1 et Netflix, où la famille Kretz tente de s’imposer dans le milieu très fermé de l’immobilier de luxe, ndlr) fascine beaucoup de monde, y compris chez les jeunes générations. Cela traduit bien une certaine ambivalence : on se moque des riches, on les méprise mais, en même temps, on aspire à leur mode de vie.
Usbek & Rica : À propos d’ambivalence, vous citez cette anecdote bien connue : en 2020, l’artiste Banksy a financé un navire de sauvetage illégal qui portait le message suivant : « Comme la plupart des gens qui réussissent dans le monde artistique, je me suis acheté un yacht… pour naviguer sur la Méditerranée. » Or selon vous, cette intervention met en lumière, au-delà de ses bonnes intentions, « une autre facette de la société de provocation : la tendance à transformer la tragédie humaine, par un coup d’éclat, en spectacle ». Que voulez-vous dire par là ?
Usbek & Rica : Que faudrait-il faire, selon vous, pour aboutir à des échelles de richesse moindre ?
Par ailleurs, on pourrait réduire les écarts de salaires entre les PDG et les salariés qui ne font qu’augmenter selon tous les rapports récents, notamment celui de l’Institut des politiques publiques. Le plus frustrant est que cet accroissement est le résultat de politiques publiques qui favorisent la liberté des grands patrons… Au Canada, par exemple, les gains en capital sont imposés à seulement 50 %. Or c’est vraiment là que les profits se situent – et donc là qu’on pourrait aller chercher l’argent. De même, augmenter les salaires minimums est un dispositif très simple.
Après, est-ce que cela serait suffisant ? Non. C’est une réponse parmi d’autres. Ceux qui considèrent que taxer les riches ne ferait que continuer à légitimer le système capitaliste n’ont pas tort. C’est d’ailleurs pour cela que l’on entend de plus en plus des ultra-riches se dire prêts à payer davantage d’impôts : ils ne perdent pas grand-chose à le faire et, si cela devenait une réalité, ils passeraient pour des héros tout en conservant d’autres pouvoirs – de patrimoine, par exemple. Il faut donc être plus ambitieux et renouveler nos imaginaires politiques, y compris dans les luttes sociales. Il ne suffit pas de dire que l’on veut augmenter le pouvoir d’achat. Il faut continuer à parler de décroissance et essayer d’enchanter cet imaginaire autant que possible.
Pablo Maillé, Usbek & Rica, 22 août 2023.
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