Les rêveries du «truckeur» solitaire
Un beau livre testament de l’anthropologue québécois, mort en mai, autour des routiers du Grand Nord.
L’infini s’étire lentement sous les pneus du camion, la route sans cesse, de jour comme de nuit, été comme hiver, avec au bout du chemin le salaire de la peur. Mais aussi un espace pour exprimer notre humanité commune. C’est ce que dévoile Serge Bouchard (1947-2021) dans un ouvrage issu de sa thèse de doctorat, plus de quarante ans après l’achèvement du manuscrit initial. Disparu en mai, l’anthropologue québécois livre ainsi un testament magnifiquement déroutant.
Alors que son précédent livre, Le peuple rieur. Hommage à mes amis innus (Lux, 2018), restait fidèle aux autochtones, qu’il a abondamment étudiés, Du diesel dans les veines opère un changement de perspective et s’intéresse au monde blanc, avançant sur un territoire, dans le nord-ouest du Québec, longtemps laissé aux Amérindiens.
Doctorant dans les années 1970, Serge Bouchard monte à bord de camions qui acheminent les matériaux nécessaires à la construction de gigantesques barrages hydroélectriques sur certains affluents de la baie James. Il investit la cabine des «truckeurs», comme on le dit souvent au Québec, afin de faire connaître les drames et les rêves qui se tissent dans cet espace exigu. Une culture ouvrière oubliée s’offre ainsi à nous.
Le ton est affectueux, lyrique, enjoué. Le vocabulaire scientifique un brin ardu, jadis employé par le jeune thésard, a disparu dans cet ouvrage, fruit d’une réécriture complète opérée par l’auteur peu avant sa mort, avec l’aide de son éditeur, Mark Fortier. Serge Bouchard, en vieux routier du récit anthropologique, se montre agile et attentif, jusqu’aux derniers instants de sa vie. Les camionneurs sont pour lui «les rois de la glace et de la poussière, d’une saleté témoin de grandes fatigues». Leurs poids lourds mettent en scène une «tension fondamentale» entre «le fer de l’enfermement» et «le chrome de l’évasion», employé pour décorer leur engin.
Même en pleine forêt, le camion reste un maillon dans un chaîne de production qui «magane» («abîme», en québécois) les corps. La semaine de travail se compose de trois allers-retours, soit 108 heures au volant, et 4 000 kilomètres au compteur. L’immensité est traversée avec vigilance, les dangers étant nombreux. À force d’aller et venir, ces vagabonds de l’ère industrielle partagent un trait commun avec Hurons et Mohawks, deux peuples autochtones semi-sédentaires: une assurance acquise grâce à une parfaire connaissance du territoire parcouru. Mais leurs royaumes sont bien différents. Le camionneur traverse les bois sans y habiter. Il est davantage chez lui dans les deux pauvres cafés qui existent sur cette longue route, où l’on échange des informations.
Arrivé à bon port, il faut pouvoir décharger, ce qui signifie d’abord perdre un temps précieux à attendre son tour et à remplir des formalités administratives. Ces moments révèlent l’indépendance des routiers , habitués à être loin des hommes et du patron. Dans leur cage de fer, la solitude est devenue désirable car elle est un affranchissement. «C’est l’aliénation paradoxale de l’être qui s’attache à son labeur», observe Bouchard.
Les rêveries qu’il prête au truckeur solitaire rappellent au salarié confiné, ou de retour dans son cubicule, que «l’humanité est une mauvaise herbe qui repousse partout où on l’arrache». La description objective du travail, menée dans des études plus conventionnelles, ne peut rendre compte de cette liberté irréductible que célèbre l’anthropologue. Lequel voit en chacun de nous un routier emporté par son élan.
Marc-Olivier Bherer, Le Monde, 25 août 2021
Photo: Daniel Boschung / Flirt / Photononstop
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