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21 septembre 2022

Les dérives de la diplomatie françafricaine

Membre du comité éditorial et co-animateur de la rédaction d’Afrique XXI, le journaliste Michael Pauron publie le 22 septembre chez Lux une enquête consacrée aux diplomates français en Afrique : Les Ambassades de la Françafrique. L’Héritage colonial de la diplomatie française. Au fil de ses nombreux reportages sur le continent, il a été témoin de scènes ou de comportements et a recueilli des confidences qui l’ont fait s’interroger sur la place qu’occupent encore aujourd’hui les représentants de l’ancienne puissance coloniale, et sur l’arrogance qui semble bien être une marque de fabrique made in Paris, en Afrique plus qu’ailleurs. Ces quelques indiscrétions glanées ici et là l’ont décidé à enquêter dans plusieurs pays – au Togo, en Côte d’Ivoire, en Centrafrique, Sénégal – pendant près de trois ans sur les dérives du corps diplomatique français, et à questionner les raisons historiques, économiques et sociales de ces comportements qui, s’ils n’étaient passés sous silence, feraient probablement honte aux Français.

« Pourquoi, plus de soixante ans après les indépendances, l’ambassadeur de France a-t-il conservé un statut à part dans les anciennes colonies françaises d’Afrique subsaharienne ? s’interroge-t-il en introduction de son ouvrage. On pourrait invoquer l’“histoire particulière” qui lie la France au continent africain, mais on peut aussi être plus clair : les colonies, la Communauté française puis la coopération, l’importante présence militaire française, l’existence d’une langue commune, les intérêts économiques et financiers de l’élite dirigeante soutenue par l’État français contribuent à entretenir en permanence les liens de dépendance envers l’ancienne puissance coloniale, et ce, au détriment, bien souvent, du plus grand nombre des Africains. » Dans ce schéma de domination, les diplomates jouent un rôle essentiel : ils en sont les « exécutants », les « facilitateurs ».

« La morgue dont est accusée la diplomatie française a été une constante durant cette enquête : avec ses employés locaux, dans la conception sécuritaire de ses chancelleries, dans son rapport au secteur économique, à la presse, jusqu’à la vision d’une ambassade de l’Hexagone, qui se doit de refléter la primauté de la culture française », précise-t-il à la fin de son enquête. En racontant le comportement souvent condescendant, voire paternaliste des diplomates français, et en dénonçant leurs dérives, Michael Pauron entend « éclairer par le bas » la politique française en Afrique et dévoiler ce qu’il reste de la colonisation dans les rapports entre les Africains et les hauts fonctionnaires français.

Le spectacle d’une diplomatie à la dérive est particulièrement saisissant dans le chapitre 7 de l’ouvrage, intitulé « Ivresse et sexe », et dont nous reproduisons des extraits ci-dessous.

Le diplomate et ses « tigresses »

« C’est le premier conseiller de l’ambassade de France à Bangui, en Centrafrique. Sur une photo prise en soirée, il est entouré de trois jeunes femmes habillées de robes noires. Lui porte une chemise à carreaux bleus et blancs. Tous tirent la langue face à l’objectif : c’est la fête. Autre soirée, autre cliché : il pose, un gros cigare entre les dents, avec une jeune femme vêtue d’une petite brassière rose. Il est manifestement fatigué. Sur une troisième image, assis à une table couverte de verres à moitié vides et de bouteilles de bière, il embrasse le ventre nu d’une femme.

Ce diplomate en poste dans la capitale centrafricaine au milieu des années 2010 était un habitué de ces soirées, toujours entouré de ses « tigresses » ou de ses « panthères », comme il appelait ses « amies » banguissoises, selon l’un de ses collègues. Il vit aujourd’hui en région parisienne.

Il ne s’agit pas de juger cet homme et ses soirées privées. Mais un diplomate peut-il s’exposer ainsi sans risque ? Ces fonctionnaires sont observés par les services de renseignements locaux : ce genre d’agissements pourrait tout à fait être l’occasion d’un chantage. Ces images, dont l’une est toujours disponible sur le profil Facebook du diplomate en question au moment de la rédaction de ce livre, ont de fait été envoyées à une rédaction par un homme politique centrafricain de premier plan, manifestement étonné par ce comportement, accompagnées de la mention « confidentiel ».

Le climat banguissois est-il si particulier qu’il autorise tous les excès ? Une partie du corps diplomatique français en poste semble agir en toute impunité : toujours dans les années 2010, un conseiller culturel adjoint a fini dans une geôle de la capitale, après la plainte d’une jeune femme qu’il aurait malmenée lors d’une soirée. Il a fallu l’intervention de l’ambassade pour le sortir de là. Ce même diplomate a provoqué l’ire des Centrafricains après avoir renversé un homme à moto et pris la fuite. Il a dû se réfugier dans une concession sous protection diplomatique française pour échapper à un pugilat.

Village gaulois

Un ancien ambassadeur de France à Bangui raconte : « Dans le contexte très difficile de la vie quotidienne dans un pays et une ville dont l’ordre public avait pratiquement disparu […], j’ai été amené à décider du retour de deux agents, l’un définitivement, l’autre provisoirement, compte tenu des dangers qu’ils couraient en raison de leur mode de vie ». La ville est sans foi ni loi, alors on se lâche ! Sauf que, parfois, ce manque de retenue conduit à des drames. Comme ce dimanche 21 janvier 2018. À Bangui, le quartier des 17 Villas est bien connu : cette concession française est réservée aux employés de l’ambassade et à des membres de la coopération militaire. Il y règne une ambiance de village gaulois, protégé par une haute palissade en béton qui clôt ce lotissement sécurisé. Au centre de celui-ci, une petite piscine ronde, avec quelques bains de soleil et une eau bleue scintillante. C’est là que des fêtes entre voisins sont organisées : anniversaires, pots de départ et pots d’arrivée, ou simplement fin de la semaine. Tous les week-ends, des militaires français s’en donnent à cœur joie. Souvent, l’alcool coule à flots. Souvent, aussi, des personnes extérieures à la résidence viennent profiter des festivités.

Vanessa Flavie Mavoula Ngoundji a été invitée par une amie, elle-même conviée par un militaire français qu’elle a connu dans une soirée à Bangui. À 24 ans, cette jeune étudiante en première année de sciences économiques a hésité. Sérieuse et aimant la langue de Shakespeare, selon son entourage, elle connaît l’ambiance de caserne de ces fêtes, où les « femmes libres » de Bangui offrent leurs charmes contre quelques milliers de francs CFA. Ce fameux dimanche matin, elle prépare le petit déjeuner de son père, avec qui elle reste jusqu’à 10 heures. Dans cette famille catholique, la messe dominicale est sacrée. Son père et sa mère s’y rendent chaque semaine. Ils rentrent vers midi et déjeunent en famille. Vers 15 heures, Vanessa Mavoula quitte le domicile familial avec une de ses amies. Elles rejoignent les 17 Villas sur une petite moto. Quand elles arrivent, les militaires français, « une bande de quinquas qui font des fêtes avec des gamines », selon un membre de la diplomatie française présent à cette époque et qui a pu assister à ces fêtes, sont déjà dans un état d’ébriété avancé.

Ces journées de beuverie sont une habitude. Trois autres jeunes Centrafricaines sont là. On blague, on rit fort et on exaspère les voisins. L’après-midi passe. Tout le monde a tôt fait d’aller se prélasser dans la piscine. Lorsque la nuit tombe, l’amie de Vanessa Mavoula est inquiète : elle est introuvable. Personne ne l’a vue depuis qu’elle est restée seule à la piscine avec un des militaires. Que s’est-il passé ensuite ? Les versions divergent. Seule certitude : Vanessa Mavoula est retrouvée au fond de l’eau. Le militaire qui a été le dernier à la voir vivante, un ­adjudant-chef avec plus de trente-cinq années de service, plonge et la remonte sous les yeux médusés de son amie. Les massages cardiaques ne permettent pas de la réanimer. Des gendarmes centrafricains sont dépêchés sur place et les parents sont prévenus. Il est 19 h 30.

Des questions sans réponses

Arrivés aux 17 Villas, son père et ses frères sont empêchés d’entrer. Un pick-up sort vers 21 heures : le corps de Vanessa Mavoula est allongé à l’arrière. Inerte. Sa famille suit le véhicule. Ils constateront son décès à la morgue de l’hôpital communautaire. Un hématome sur la poitrine témoigne des massages cardiaques prodigués. Un responsable militaire de l’ambassade résume ainsi l’affaire : « C’est un incident malheureux… C’était en plus une amie d’amie qui n’était pas invitée. » Étrange commentaire, comme si le fait de ne pas avoir été formellement invitée déresponsabilisait les organisateurs. L’autopsie est réalisée le lundi 22 janvier. Vanessa Mavoula est inhumée le lendemain dans la ferme familiale, au village de Ngoundji.

Jusqu’à ce jour, ni la famille ni son avocat, Me Bruno Hyacinthe Gbiegba, n’ont eu accès aux conclusions de l’enquête. Selon une source proche du dossier, la mort par noyade aurait été validée : Vanessa Mavoula aurait succombé en trente secondes. Un délai extrêmement court pour une adulte. Les gendarmes centrafricains ont indiqué à son père que la journée avait été particulièrement arrosée. Vanessa Mavoula avait-elle bu ? A-t-elle fait un malaise ? Pourquoi le militaire présent à ses côtés l’a-t-il laissée seule dans la piscine ? Ces questions demeurent sans réponses.

L’adjudant-chef en question n’a jamais été entendu par les autorités locales. Le 30 janvier 2018, l’avocat de la famille écrit au procureur de la République de Bangui : « La gendarmerie sur les lieux n’a pas réussi à auditionner les coopérants au motif que les faits se sont déroulés dans un lieu sous protection diplomatique française et que la police judiciaire française va s’occuper de leur audition […]. La famille de la défunte me charge de solliciter que l’audition des suspects se déroule en présence des éléments de la gendarmerie nationale centrafricaine et de ceux de la gendarmerie française. » Il n’a jamais obtenu de réponse.

Selon l’ambassadeur Christian Bader, le ministère des Affaires étrangères a été averti. Une enquête aurait été dépêchée sur place. Ses conclusions sont légères, résumées ainsi par le diplomate : « Il n’y a eu aucune faute, mais un manque de discernement ; il faut faire des travaux d’adaptation et de mise à niveau de la piscine ; les militaires doivent se calmer. Les militaires en question n’ont pas été sanctionnés, ils ont fini leur mission jusqu’au bout, l’affaire a été purement et simplement étouffée », conclut-il. L’adjudant-chef aurait été entendu à Paris, avant de revenir à Bangui terminer son travail au sein de la mission de formation de l’Union européenne.

« Des objets de désir disponibles »

Les récits de diplomates, de militaires, et plus largement d’expatriés français se comportant sans retenue ni conscience de l’autre et de leur position (de Blanc, de riche) sont très courants sur le continent africain. Faut-il y voir une continuité de pratiques coloniales ? Pour la chercheuse Magdalena Brand, cela ne fait aucun doute : « La femme africaine est depuis toujours sexualisée par les Occidentaux, ce qui en fait des objets de désir disponibles ». Dans une thèse remarquable, « Boxer Bangui ». Les femmes libres aux frontières des politiques sexuelles de l’expatriation française en Centrafrique1, la chercheuse a planché sur le comportement des Français à Bangui. Certaines des femmes interrogées entretenaient des relations avec des diplomates. Magdalena Brand déconstruit un à un les clichés maintes fois entendus de la bouche de ces Français pour légitimer un comportement envers les femmes qui serait autrement jugé en France et dans la majorité des pays du monde. Parmi ces clichés, les Africains et Africaines auraient une sexualité débridée, un rapport au sexe différent des Occidentaux, ou encore les jeunes femmes seraient attirées par les hommes « mûrs ». Des arguties qui ne trompent personne.

Toujours selon Magdalena Brand, « les représentations des corps des femmes blanches et des corps des femmes noires, des épouses et des prostituées, affirment la frontière du foyer et de la communauté blanche ». Ainsi, on peut considérer que «  les représentations (et le contrôle) des corps des femmes et de leur sexualité sont au cœur d’une politique de gestion des frontières entre colonisé·e·s et colons, nécessaire au projet politique et économique d’exploitation coloniale, puis de l’empire ». […]

Un médecin militaire se livre à Magdalena Brand : « Ici, en Afrique, tu peux toucher, c’est pas comme en France, toucher les fesses d’une fille, ici, c’est rien. [Les militaires] peuvent toucher la serveuse, même si elle a une vie de couple, même si elle est mariée, c’est rien. […] Je pense à cause du passé colonial… […] Je sais pas comment expliquer ça ». Sans en comprendre le mécanisme, il suppose néanmoins que la colonisation joue encore un rôle aujourd’hui dans la perception qu’ont les Français des Africaines. Dans le cas de l’armée, on peut effectivement parler de véritable « politique sexuelle », dès lors qu’elle paye des dépistages aux concubines africaines de militaires – à Djibouti, le dernier « bordel militaire de campagne » français a fonctionné au moins jusqu’en 2003. […]

Des affaires passées sous silence

Bangui n’est pas une exception, loin de là. La bienveillance française envers ses compatriotes en Afrique n’a pas de frontières. […] D’autres faits sont relatés par le journaliste Franck Renaud : des actes de pédophilie. Il a exhumé plusieurs affaires (au Maroc, à Djibouti, en Côte d’Ivoire, au Niger, en Égypte). Parmi elles, celle de Jean-Louis Poulalion, ex-consul général à Tamatave (Madagascar) et à Djibouti, condamné à douze ans de réclusion criminelle en 1997. Son fils, adopté au Surinam en 1980, l’a accusé d’avoir abusé de lui et de son petit frère, adopté en 1986 en Côte d’Ivoire. Ces faits ont été reconnus par le diplomate.

Jean-Pierre Castella, lui, a toujours nié ce qui lui était reproché. Mais après une longue bataille judiciaire, cet ex-consul général à Alexandrie, en Égypte, passé par l’Ouganda et le cabinet de François Bayrou en 1994, alors ministre de ­l’Éducation nationale, a été condamné définitivement le 16 janvier 2008 à dix-huit mois de prison avec sursis dont six ferme. Il a été jugé coupable d’avoir agressé sexuellement, au consulat, un adolescent égyptien de 13 ans. Cette condamnation reste une exception. Un ancien gendarme d’ambassade se souvient de cette autre affaire, au Mali, en 1986. Il raconte être personnellement intervenu auprès de l’ambassadeur de l’époque pour « virer » un conseiller culturel dont le comportement pédophile était connu. « Il a fallu que je menace de l’arrêter moi-même pour que l’ambassadeur décide enfin d’intervenir. Le conseiller a été déplacé, mais pas sanctionné. » […]

L’activité des diplomates est surveillée par les services du pays hôte. En possession d’informations compromettantes, ces derniers pourraient ensuite en tirer profit : une technique vieille comme le monde. Au-delà du risque professionnel que constitue un tel comportement, il convient de s’interroger sur le rapport entretenu par les hommes blancs vis-à-vis du corps noir. La réification de ce dernier traverse les époques et détermine encore la position dominante des premiers sur les seconds. Ce rapport s’exprime dans les relations intimes, mais aussi dans les relations professionnelles, où la hiérarchisation des liens amplifie et normalise la domestication. »

Rémi Carayol, Afrique XXI, 21 septembre 2022.

Photo: L’ambassade de France à Abidjan (au premier plan, au bord de la lagune Ebrié), dans les années 1980. © Michael Pauron / archive personnelle

Lisez l’original ici.

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