
«Les démocraties s’affaissent par le centre»
Le 2 janvier, Mark Fortier a eu un gros accident de voiture, près de Drummondville. Il était avec sa femme et ses enfants. Pendant quelques secondes, il a cru que c’était la fin, et il est devenu très calme, ce qui lui a permis de faire les manœuvres qui ont sauvé toute la famille. La voiture est une perte totale, mais personne n’a eu la moindre égratignure. « La fatalité, c’est le secret », dit-il en riant.
C’est un peu à ce sang-froid qu’il invite les lecteurs dans son nouvel essai Devenir fasciste – Ma thérapie de conversion face à un monde où les forces du capital et de l’extrême droite s’unissent pour abattre les démocraties. Dans ce brillant pamphlet, il se met en scène avec humour comme intellectuel libéral prêt à se convertir au fascisme pour sauver sa peau. Mais nous comprenons très bien qu’il nous met plutôt en garde contre la peur et l’apathie devant une menace qui n’a jamais été aussi réelle.
Je me suis reconnue dans ce narrateur qui pensait se rendre jusqu’à la retraite en conservant paisiblement ses idéaux progressistes, et qui se retrouve à répéter le salut nazi dans son salon. Mark Fortier craignait que ce passage de son livre soit un peu trop potache, jusqu’à ce qu’Elon Musk lève le bras. Résultat : il a devancé la sortie de son livre, qui devait paraître en avril, parce qu’il collait un peu trop à l’actualité délirante.
Devenir fasciste s’adresse à tout le monde, notamment à ceux qui pourraient être tentés d’aller se planquer à la campagne pendant que la tempête passe. Pour Mark Fortier, ce serait une très mauvaise idée, car comme il l’écrit : « C’est une grande loi sociologique : c’est par le centre que s’affaissent les démocraties. Les termites sociaux ne prospèrent que dans le bois vermoulu. »
«Il faut consentir à des pertes aujourd’hui pour s’épargner de plus grosses pertes dans deux ou trois ans. C’est ce que l’histoire nous a appris. Les Allemands qui n’ont rien fait en 1935, ils étaient morts ou n’avaient plus de maisons en 1944.»
– Mark Fortier, essayiste
« C’est la même chose avec la crise écologique : on sait, mais on n’y croit pas, poursuit-il. Mais il faut croire au pire pour l’éviter. »
L’essayiste n’a pas écrit ce livre pour dire aux lecteurs d’aller à gauche, mais pour arrêter de penser qu’on peut faire des compromis avec le fascisme et l’autoritarisme.
« Nous ne sommes pas face à un adversaire normal, ce sont des ennemis au sens fort du terme ; eux-mêmes se déclarent ennemis de l’État, de toute façon. Il faut sauver les institutions, il faut sauver la société. »
Une anecdote en particulier m’a terrifiée dans le livre de Fortier. Le spécialiste de la sociologie des nouvelles technologies Douglas Rushkoff est invité par un groupe de milliardaires de la côte ouest américaine en 2021. Sur place, on lui demande s’il est possible de créer une « vie indépendante de toute société humaine » et comment « maintenir une autorité sur les forces de sécurité » après l’effondrement écologique. Ce qui fait écrire à Fortier : « Il était là, le souci des libertariens : comment allaient-ils pouvoir, une fois la planète détruite, éviter que leurs gardes ne tournent leurs armes contre eux pour les tuer ? »
Ce sont ces gens-là qui sont en train de prendre le pouvoir aux États-Unis. À moins que…
Un mouvement anti-intellectuel
Mark Fortier s’intéresse depuis longtemps au sort des sociétés démocratiques, comme auteur, mais aussi comme éditeur de la maison indépendante Lux. La société, comment elle fonctionne et s’organise, est au cœur de sa pensée et de son travail. Or, la pensée et la solidarité sont exactement ce que veut éliminer l’extrême droite. Pas étonnant qu’elle renverse les mots et s’attaque aux universités, aux livres ou aux scientifiques, pour soi-disant nous libérer des « élites ».
Le pouvoir de subversion de cette droite liberticide réside aussi dans son côté carnavalesque : elle donne un show qu’on regarde comme un accident de char sur Fox News, sans se rendre compte que c’est collectivement que nous fonçons dans le mur.
Ainsi, l’extrême droite est un mouvement fondamentalement anti-intellectuel et sinistre, explique Mark Fortier. « Le ton humoristique du livre, c’est déjà un acte de résistance pour moi. La joie, c’est une façon d’être ensemble. La peur, ça nous isole, et ça nous rend paranos. Le premier acte, c’est de dégonfler la peur. C’est un livre sur l’amitié aussi, l’importance de sortir de l’isolement. »
Car il estime qu’il n’y a pas de petite forme de solidarité. Il l’a ressentie simplement à l’épicerie, en voyant les produits américains abandonnés sur les rayons. « Ça veut dire que mes voisins que je ne connais pas, on est ensemble là-dedans. »
Pour Mark Fortier, une société ne peut se résumer à des millions d’individus isolés qui vivent chacun pour soi, en se désintéressant de la chose publique. « On ne saura pas vraiment ce qu’est le néofascisme tant que ce ne sera pas vraiment instauré, et on ne veut pas que ce soit instauré, donc on ne veut pas vraiment savoir ce que c’est. Le plus important est de se poser ces questions : qu’est-ce que la démocratie ? À quoi tient-on vraiment ? Pour quoi serions-nous prêts à nous battre ? »
Les fascistes perdent toujours
À contre-pied du titre de son livre, Mark Fortier croit que les fascistes sont toujours des perdants. « C’est important de comprendre que l’extrême droite est une fuite par en avant nihiliste, qui ne peut qu’aboutir au désastre. Ils ne peuvent pas gagner. »
«C’est un mélange d’imbéciles et de fanatiques, c’est un mouvement autodestructeur. Comme dans Le seigneur des anneaux, à la fin, ta propre passion fait que tu te jettes dans le feu avec l’anneau, et c’est comme ça que ça va finir.»
– Mark Fortier, essayiste
Pourtant, nous ne sommes pas en Allemagne dans les années 1930, nous ne sortons pas d’une Première Guerre mondiale qui a fait des millions de morts et de traumatisés. « Ce sont des différences historiques majeures, souligne Mark Fortier. Aux États-Unis, ce sont des libertariens, qui ne sont pas dans la volonté d’absorber la société dans l’État, c’est plus le contraire ; ils veulent détruire l’État pour absorber la société dans les grandes organisations capitalistes. Ils ne veulent pas accepter la société ni être soumis à la loi. »
L’erreur serait d’espérer une victoire des démocrates dans quatre ans, prévient Mark Fortier. Les dégâts seront trop lourds, et il faut renouveler les institutions pour éviter qu’on se retrouve dans la même situation.
« La difficulté intellectuelle et pratique dans laquelle on se trouve en ce moment, c’est que le régime de la démocratie libérale et sociale suppose qu’on puisse trouver légitimes des choix et des décisions que l’on juge par ailleurs mauvais. Cela implique que tous adhèrent à des institutions et à des principes qui dépassent leurs propres préférences, et auxquels on prétend contribuer. Mais contre ces révolutionnaires de droite, c’est impossible. Simplement parce que leur but est précisément de renverser ces principes et ces institutions. »
C’est là tout le paradoxe, selon lui, puisqu’il faut se battre sur deux fronts, et que « la lutte frontale requiert l’intransigeance, tandis que la défense et le renouveau des institutions exigent souplesse, ouverture et nuance ».
« Il faut penser sérieusement aux choses désirables qu’on veut faire et qu’on va faire. C’est comme ça qu’on va gagner, j’en suis convaincu. »
Dans Le seigneur des anneaux, le monde est sauvé par des Hobbits, de petits hommes grégaires qui auraient préféré vivre tranquillement dans leur village, loin de tout. « C’est un peu ça que dit mon livre : ça ne prend pas Superman, vous allez être sauvés par un Hobbit et c’est peut-être vous. C’est la femme qui change la couche du vieillard, c’est le fonctionnaire qui applique la loi, c’est la prof d’école comme ma blonde, c’est le général qui respecte la Constitution… c’est nous tous. Ces gens-là qui sont dans la prédation sont contre la liberté et contre la société. Il suffit d’être pour la société et la liberté, et ils seront dans la merde. »
Chantal Guy, La Presse, 15 mars 2025.
Photo: Marco Campanozzi, La Presse
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