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10 juin 2019

Les brutes et la punaise sur Jeanne Émard

Avec son livre Les brutes et la punaise – Les radios-poubelles, la liberté d’expression et le commerce des injures, Dominique Payette, professeure au département d’information et de communication de l’Université Laval à Québec, «dissèque le phénomène des radios de confrontation, connues sous le quolibet de «radios-poubelles» et «y analyse la frontière ténue qui sépare journalisme d’opinion et manipulation politique».

«On vous a à l’oeil» : L’autrice explique le contexte qui l’a amenée à écrire ce livre (et à choisir ce titre).

1. L’attentat de la mosquée : Même avant l’attentat de la grande mosquée de Québec qui a causé la mort de six personnes et des blessures à huit autres en 2017, le taux de crimes haineux déclarés par la police était déjà en hausse dans cette ville et surpassait celui de Montréal. L’autrice donne ensuite quelques exemples d’attaques d’animateurs de radio contre les musulman.es et les Arabes avant l’attentat, et, par après, encore contre les musulman.es et aussi contre les personnes qui ont osé faire un lien entre les propos de ces animateurs et l’attentat. Elle aborde ensuite la culture de l’omerta qui empêche de nombreuses personnes de s’exprimer contre les propos de ces animateurs et les menaces transmises à des personnes ouvertes à l’accueil de réfugié.es syrien.nes. S’il est impossible d’établir une relation de cause à effet entre les insultes des animateurs et ces événements, on ne peut pas ignorer qu’elles favorisent l’établissement d’un climat propice à leur émergence.

2. Des radios partisanes : L’autrice revient sur une série d’événements (s’étendant du début des années 2000 à maintenant) qui peuvent expliquer que «le poids idéologique et politique de ces radios n’a fait que gagner en importance». Après avoir perdu quelques poursuites judiciaires en diffamation à la suite d’attaques individuelles, les animateurs se concentrent dorénavant sur des cibles collectives et se découvrent «une vocation politique et idéologique, fortement marquée à droite». Et ils ne se gênent pas pour utiliser leurs méthodes habituelles contre les candidat.es et partis qu’ils n’aiment pas, et ce, à tous les paliers gouvernementaux. Ils utilisent leur influence pour faire avancer des dossiers politiques, comme le troisième lien entre Québec et Lévis, projet qui s’est retrouvé au centre des dernières campagnes électorales à Québec puis au Québec (et qui sert bien les annonceurs publicitaires de ces radios, dont les auditeurs sont en très grande majorité des automobilistes).

3. Les cibles : L’autrice avance l’hypothèse que les cibles de prédilection des animateurs de ces radios ont en commun de rappeler l’importance du lien social et de la solidarité, alors que ceux-ci vantent l’individualisme et le chacun pour soi. Elle applique ensuite cette hypothèse à leurs cibles préférées (sauf pour les immigrant.es, car elle en a parlé dans le premier chapitre) :

  • les femmes et encore plus les féministes : on a droit ici à une série de citations masculinistes, sexistes, méprisantes (continuez la liste), vantant les rôles traditionnels (le gars conduit le char et la femme s’occupe des enfants);
  • les environnementalistes : cette fois, c’est la négation des faits et les appels à la violence (contre des militants.es, des véhicules de transport en commun et des cyclistes) qui se démarquent des citations évoquées;
  • les pauvres : on s’attaque à la fois aux transferts gouvernementaux à l’intention des plus pauvres (dont l’aide sociale) et à leurs droits civiques (comme le droit de vote);
  • les Autochtones : le Conseil de presse du Québec (CPQ) a déjà qualifié dans une décision les propos d’un animateur à l’endroit des femmes autochtones de «racistes, sexistes, dégradants et haineux entretenant les préjugés et portant atteinte à la dignité des personnes»; ce ne fut malheureusement pas un cas unique.

4. Fin de la discussion : Les exemples contenus dans ce chapitre sont plus disparates, mais visent majoritairement des groupes (dont des syndicats et des mouvements féministes et de défense des personnes assistées sociales) et leurs représentant.es. L’autrice montre notamment l’influence néfaste des animateurs autant sur les activités de ces groupes que sur leurs représentant.es. Jamais les animateurs n’échangent, ils ne font qu’attaquer, que saper la crédibilité de ces mouvements et de leurs représentant.es. Et, si on parle d’eux comme ils parlent de leurs cibles ou si on tente de sensibiliser leurs annonceurs (ou pire, de les boycotter), les poursuites pour des montants astronomiques et d’autres formes de représailles ne sont pas loin.

5. Un modèle d’affaires : Le modèle d’affaires de ces radios repose sur l’embauche à gros prix d’animateurs d’opinion, ce qui revient moins cher que d’embaucher une équipe de journalistes et recherchistes qui décortiquent l’actualité en tentant d’expliquer ses tenants et aboutissants, et sur le ciblage d’une clientèle payante pour les annonceurs, ici les hommes blancs hétérosexuels. Ce modèle se distingue aussi par la proposition de solutions simples aux problèmes complexes (ou à des problèmes qui n’existent pas) et par l’appel au gros bon sens plutôt qu’à l’analyse nuancée.

6. «Liberté, je crie ton nom partout» : Un juge a statué dans une cause mettant en cause Genex (propriétaire en 2004 de Radio X) que la liberté d’expression reconnue par la Charte canadienne des droits et libertés n’exige pas de l’État qu’il se rende complice «de propos diffamatoires, de violation au droit à la vie privée, à l’intégrité, à la dignité humaine et à la réputation». Il a ajouté «qu’un permis de diffuser n’est pas un droit, mais plutôt un privilège». L’autrice aborde ensuite les facteurs qui peuvent expliquer la présence d’un tel type de radio, présentant entre autres l’évolution de la réglementation et des mécanismes d’autoréglementation des médias aux États-Unis et au Canada, ainsi que celle de leur application (de moins en moins sévère).

Pour conclure : L’autrice nous met en garde contre les effets de ce genre de radios et d’opinions, après avoir décrit ceux qu’elles ont entraînés aux États-Unis…

Et alors…

Lire ou ne pas lire? Lire! J’ai bien aimé ce petit livre (152 pages, selon l’éditeur). Même si on peut penser bien connaître ce sujet, l’autrice nous en apprend beaucoup. Elle sait bien présenter les faits, les mettre en contexte et les associer pour mieux en faire ressortir des comportements types. La structure du texte est impeccable, chaque chapitre apportant une dimension supplémentaire à celles abordées dans les chapitres précédents. Le langage est clair et le tout est facile à lire. Même si elle a elle-même subi des attaques de la part des animateurs (expression que je n’ai pas féminisée, compte tenu de la très forte majorité d’hommes dans ces postes), elle a su présenter son sujet avec une saine distance et avec détachement, ce qui contraste grandement avec le traitement de l’information par les acteurs de son analyse. En plus, les notes sont en bas de page. Il n’y a donc aucune raison de ne pas lire ce livre!

Mario Jodoin, Jeanne Émard,10 juin 2019

Lisez l’original ici.

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