LES BLACK BLOCS – La liberté et l’égalité se manifestent
Contrairement aux idées reçues et entretenues, le black bloc n’est pas une organisation permanente aux multiples ramifications internationales mais une « forme d’action collective, une tactique très typée qui consiste, lors d’une manifestation, à manoeuvrer en groupe au milieu duquel chacun préserve son anonymat » et qui vise une grande visibilité. Bien que politiciens, policiers, journalistes, universitaires et porte-parole des mouvements progressistes institutionnalisés s’évertuent à nier sa nature politique, le black bloc exprime une critique radicale du système politique et économique, s’attaque aux symboles du capitalisme et de l’État. Il relève de la société du spectacle en tentant d’« instituer un contre-spectacle ». Inscrivant les blacks blocs dans la tradition anarchiste de l’action directe, Francis Dupuis-Déri, présente objectifs et dynamique de cette tactique toujours un peu trop rapidement discréditée.
On rappelle rarement que des mobilisations comme celle des suffragettes au début du XXe siècle en Grande-Bretagne virent des milliers de vitrines voler en éclat dans le centre de Londres entre 1911 et 1914. Des bâtiments publics ont été incendiés. 232 incendies ou attaques à la bombe ont été perpétrés en 1913. Si les politiciens ont prétendu accorder le droit de vote aux femmes en récompense de leur contribution à l’effort de guerre, on peut aussi penser qu’ils craignaient la reprise des violences. La particularité tactique du black bloc ne réside donc pas dans l’intensité de la violence ni dans le recours à la force en manifestation mais dans sa proposition esthétique : la tenue noire, issue de la tradition anarcho-punk et qui trouve son origine historique et politique dans le mouvement des Autonomen de Berlin-Ouest au début des années 1980, inspiré de l’Autonomia italienne, qui expérimentait « une politique égalitaire et participative, sans chef nireprésentant, dans laquelle l’autonomie individuelle et l’autonomie de la collectivité étaient complémentaires et d’égale importance ». Cette tactique s’est diffusée dans les années 1990 à travers le réseau de la contre-culture punk et d’extrême gauche, pour surgir à Seattle le 30 novembre 1999 à l’occasion de la manifestation contre l’OMC.
Bon nombre de participantes et de participants aux black blocs sont des militants de longue date, désillusionnés par les actions non violentes qui font, finalement, le jeu du pouvoir. Ils forment des groupes d’affinité et considèrent que la cible est le message. Francis Dupuis-Déri rappelle que le recours à la force ne fait pas consensus parmi les théoriciens les plus influents de l’anarchisme et que les régimes républicains et libéraux actuels ont pratiquement tous été établis grâce à une violence sans commune mesure avec l’action directe menée par les activistes d’aujourd’hui, bien qu’ils prétendent incarner les valeurs de liberté, d’égalité et de justice. Il montre comment les actions violentes encouragent les autorités politiques à envisager une certaine émancipation et ainsi font réellement évoluer des situations même si l’histoire officielle ne retient que la grande sagesse politique et morale des partisans de l’action directe non violente, comme Gandhi et Martin Luther King par exemple. « Là où l’anarchisme se distingue nettement des autres idéologies politiques quant à la question de la violence et de la non-violence, ce n’est pas tant dans leur justification ou leur condamnation que dans son respect profond pour la liberté individuelle et l’égalité. » Même les actions les plus musclées des black blocs relèvent plus du spectaculaire que de la violence réelle et sont sans commune mesure avec la violence d’État ou d’autres mouvements sociaux dans l’histoire. Pour David Graeber, cette faible amplitude perturbe les élites qui ne savent comment réagir « face à un mouvement ouvertement révolutionnaire mais qui refuse de tomber dans les attitudes convenues de la résistance armée ». L’anthropologue Sian Sullivan considère que fracasser une vitrine de banque, par exemple, en réaction à la violence structurelle d’un système d’exploitation injuste, « apporte bien plus à la santé émotionnelle et psychique que la passivité, la spiritualité, une thérapie psychologique, ou l’enfermement dans la conviction dogmatique que la non-violence est moralement et rationnellement supérieure ». Comme lors de la Révolution française ou de la destruction du mur de Berlin, un sentiment d’excitation, de joie et de fête « s’enracine dans le politique et surgit dans un contexte social précis ». Quant au philosophe suisse Nicolas Tavaglione, il affirme : « L’émeute nous met face à un choix de société vieux comme l’Europe : la liberté ou la sécurité. En posant cette équation, les black blocs sont les meilleurs philosophes politiques du moment. ». Considérant que l’élite politique et les policiers, comme le système économique capitaliste, sont illégitimes, que la représentation de la souveraineté populaire est « au mieux une fiction innocente, au pire un mensonge conscient qui vient justifier par un discours trompeur le pouvoir d’une aristocratie élue qui se prétend démocratique », les black blocks, par l’action directe participent à « la vieille tradition du droit et du devoir de résistance contre l’autorité illégitime ».
Les politiciens et les médias sont de « fervents promoteurs de la thèse de la soi-disant infiltration des black blocs dans des manifestations qui seraient légitimes », distinction qui permet à la police de justifier la répression, souvent en exagérant fortement la menace. Leur reproche aux « casseurs » de détourner l’attention des médias est paradoxal puisque c’est bien eux qui choisissent et sont friands d’images spectaculaires, qui ne s’attardent que rarement sur les revendications. Les études prouvent que le recours à la force permet une meilleure couverture médiatique, tandis que celle exercée par les policiers fait l’objet d’une grande tolérance. Quant aux porte-parole du mouvement progressiste, ils espèrent être récompensés de leurs dénonciations publiques des black blocs, en étant reconnu par les autorités officielles comme interlocuteurs légitimes.
Fort d’une parfaite connaissance des mouvements sociaux et d’une observation systématique des manifestations où sont intervenus des black blocs, Francis Dupuis-Déri fournit ici, avec un enthousiasme non feint, une analyse indispensable de cette tactique.
Fahrenheit 451, 16 avril 2019
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