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24 janvier 2016

Le Temps, 20 novembre 2009

Livre référence:
La mentalité américaine

Aux États-Unis, l’enseignement de l’Histoire est biaisé

Pour l’historien et politologue de gauche Howard Zinn, l’avènement de Barack Obama n’a rien changé aux États-Unis. Où l’on continue à apprendre aux écoliers que Christophe Colomb était un héros pur et que l’esclavage a été aboli à coups de bons sentiments blancs.

Un peu plus d’un an après l’élection de Barack Obama à la présidence des États-Unis, les grands espoirs qu’avait suscité l’accession d’un Afro-Américain à la Maison-Blanche sont en partie déçus. Au vu des dossiers difficiles dont a hérité l’actuel président des États-Unis, les attentes étaient sans doute démesurées. Howard Zinn, réputé pour un best-seller, Une Histoire populaire des Etats-Unis de 1492 à nos jours, Éd. Agone) n’est pas surpris.

Dans un livre* qui vient de paraître en français, cet historien et politologue de gauche explique que les vrais changements aux États-Unis sont venus de gens ordinaires, non pas de la Maison-Blanche ou du Congrès. Lui qui a côtoyé le linguiste Noam Chomsky, a été un acteur important du mouvement des droits civiques aux États-Unis. Traumatisé par des missions de bombardement pendant la Seconde Guerre mondiale, il a développé un pacifisme sans concession et été un fer de lance de l’opposition aux guerres du Vietnam et d’Irak. Professeur émérite de l’Université de Boston, il a dénoncé la manière biaisée dont est enseignée l’histoire américaine dans son pays.

Le Temps : Le président américain Barack Obama a-t-il déjà apporté des changements substantiels aux Etats-Unis ?

Howard Zinn : Non, Barack Obama n’a pas apporté de changements fondamentaux, et nous n’avons aucun signe indiquant qu’il a l’intention de le faire. C’est un homme très éloquent. Il a fait des déclarations pour appeler au changement. Il a promis d’agir différemment avec le reste du monde. Mais il continue la guerre en Irak et reste vague au sujet du retrait. En Afghanistan, il intensifie la guerre en augmentant le nombre de soldats sur place. Au Pakistan, le nombre d’attaques perpétrées par des missiles lancés par des drones a augmenté depuis les neuf premiers mois de sa présidence. Sa politique étrangère est toujours sous-tendue par un militarisme patent.

– Barack Obama a été présenté comme le premier président post-racial. Mais aujourd’hui, il est la cible d’une haine incroyable.

– C’est vrai que l’élection d’un Afro-Américain à la présidence des États-Unis a été un événement historique. Cela traduit le changement considérable qui est intervenu ces dernières décennies et la prise de conscience de la question de l’égalité raciale. Bien sûr, Barack Obama est le premier président post-racial. Mais en analysant ses politiques, qui demeurent conservatrices, on peut difficilement imaginer qu’elles proviennent d’un président afro-américain. Elles ressemblent beaucoup à celles de Bill Clinton. Quant à la haine déversée contre Obama, elle s’explique. Nous avons certes éliminé une bonne part de racisme dans ce pays et cela a permis à Barack Obama d’être élu à la Maison-Blanche. Mais il reste une minorité de 20 % à 30 % d’Américains qui sont toujours racistes. Les conservateurs profitent au maximum de ce racisme résiduel pour construire une opposition à Obama.

– Barack Obama et le Congrès à majorité démocrate peuvent-ils néanmoins réformer le pays ?

– Je n’ai aucun espoir avec le Congrès et ne crois pas davantage dans le président. Les membres du Congrès sont très étroitement liés aux intérêts des entreprises et des lobbies qui financent les campagnes électorales. La faible réforme du système de santé présentée ces jours en est une illustration. Les entreprises pharmaceutiques et les compagnies d’assurance ont une très forte influence sur le Congrès. Les sénateurs et représentants ne souhaitent pas faire aboutir une réforme qui supprimerait des compagnies d’assurance qui elles-mêmes contrôlent les entreprises pharmaceutiques. Le président aussi est entouré de personnes très liées au monde des affaires.

– D’où peut dès lors venir le changement ?

– Dans les années 1930, quand la crise économique était à son apogée, les citoyens ont commencé à s’organiser. Ils ont empêché que les gens perdent leur maison, ils ont violé la loi et mis sur pied des grèves. Nous sommes loin d’avoir un tel mouvement social, même s’il y a plusieurs groupes à travers les États-Unis qui sont opposés à la politique menée actuellement à Washington. Mais ils ne sont pas organisés au plan national et la situation économique n’est pas à ce point mauvaise qu’elle est sur le point de causer des troubles sociaux.

De plus, le mouvement ouvrier aux États-Unis est très faible. Les industries à la base des syndicats ont décliné. L’émergence du secteur tertiaire rend une réactivation des syndicats difficile. Il n’en demeure pas moins qu’un mouvement de la base composé de Noirs, d’Hispaniques, d’immigrants, de mouvements de travailleurs est le seul à pouvoir créer un changement digne de ce nom. Mais l’émergence d’un tel mouvement n’est pas près de voir le jour.

– Pour vous, le système bipartite américain est aussi un obstacle au changement.

– Les États-Unis sont les premiers à juger d’autres pays en fonction de la tenue d’élections libres. Le système bipartite américain avec les Partis démocrate et républicain ne permet pourtant pas des élections démocratiques. Des candidats alternatifs comme Ralph Nader [candidat à la présidence américaine en 1996, 2000 et 2008] n’ont aucune chance. Les débats nationaux se limitent aux candidats des deux grands partis. Il ne faut pas s’étonner que 50 % des Américains ne votent pas. Ils ne voient pas de réelles différences entre démocrates et républicains. Une combinaison d’ignorance historique, de désinformation et de l’échec du système bipartite a permis au mouvement néo-conservateur et à l’administration Bush de gagner deux présidentielles de suite et de nous engager dans la guerre.

– Pour vous, l’Amérique ne pourra pas changer tant que ses citoyens n’auront pas droit à l’histoire complète de leur pays…

– Si les Américains connaissent mal leur propre histoire, ils tireront les mauvaises conclusions. S’ils ne sont pas bien informés sur la manière dont les États-Unis ont envahi certains pays comme les Philippines ou le Vietnam, ils considéreront que tout ce que leur pays entreprend est une bonne chose. Ils croiront leur président quand celui-ci leur dira qu’il faut envahir l’Irak pour de bonnes raisons. La distorsion de l’histoire américaine commence très tôt, à l’école primaire. Les élèves apprennent que c’était extraordinaire que Christophe Colomb ait découvert l’Amérique. Mais on ne leur enseigne rien sur les atrocités qu’il a commises. On ne leur dit rien non plus sur les massacres que nous avons commis pour prendre le contrôle des territoires indiens. Si on leur enseignait ceci, ils comprendraient que chasser des gens de leurs terres, s’en débarrasser en raison de leur différence, équivaut, dans le vocabulaire d’aujourd’hui, à un nettoyage ethnique.
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– Le même biais existe-t-il par rapport à l’histoire de l’émancipation des Noirs ?

– Le peuple américain n’a pas reçu l’histoire complète de la bataille contre l’esclavagisme. Ce mouvement débuta de façon très modeste dans les années 1830.

Il devint très puissant dans les années 1860 et poussa le président Abraham Lincoln et le Congrès à accepter petit à petit l’émancipation des Noirs. Si on ne raconte pas cela aux Américains, ils ont l’impression que l’esclavage a été aboli grâce aux bons sentiments de Lincoln et à la conscience sociale du Congrès.

Aujourd’hui, les Américains n’ont pas une idée claire de ce qu’a été le mouvement des droits civiques des années 1960. À cette époque, les mouvements de Noirs dans le Sud ont poussé John Fitzgerald Kennedy, Lyndon B. Johnson et le Congrès à passer une loi qui permette enfin aux Noirs de voter. Sans ce pan de l’histoire, vous pouvez penser que les Noirs ont été aidés par des Blancs puissants comme Kennedy et Johnson. Cette lacune dans l’éducation des Américains perpétue l’idée que le président des États-Unis, et non les mouvements sociaux, est à même de régler les problèmes majeurs du pays. En omettant de l’enseigner, vous réduisez l’énergie des citoyens américains, vous en faites des observateurs passifs et non des participants actifs à la politique.

– L’exceptionnalisme américain s’explique-t-il par cette vision tronquée de l’Histoire ?

– Selon ce concept, les États-Unis seraient meilleurs, plus moraux, ils seraient supérieurs, car leur objectif final serait de promouvoir la liberté et la démocratie. C’est une idée totalement erronée. C’est oublier qu’immédiatement après la révolution américaine, les États-Unis ont commencé leur expansion en massacrant des Indiens. C’est oublier que même l’idéaliste président Woodrow Wilson avait envoyé des armées à Haïti et en République dominicaine sans y implanter pour autant la démocratie. Le militarisme fait encore partie intégrante de la politique étrangère américaine. Et vu les profits énormes réalisés par des sociétés privées sur le dos du budget militaire des États-Unis, il sera très difficile de s’en débarrasser.

– Vous êtes très critique. Êtes-vous un patriote ?

– La plupart des Américains ont une fausse idée du patriotisme.

Ils pensent qu’être patriote, c’est soutenir le gouvernement. Mais l’un des grands principes de la démocratie précise que les gouvernements ne sont que la création du peuple, que les gouvernements ne sont pas premiers, ils sont seconds. Obéir à un gouvernement sans le questionner, c’est desservir la démocratie. Quand un gouvernement ne respecte pas les principes qu’il est censé suivre, être patriote, c’est lui désobéir.

* Howard Zinn, La Mentalité américaine. Au-delà de Barack Obama, Éd. Lux, coll. « Instinct de liberté », Montréal, 2009.

Stéphane Bussard
Le Temps, 20 novembre 2009

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