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Détail de la couverture du livre «Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme».
22 octobre 2020

Le socialisme permet-il aux femmes d’avoir une meilleure vie sexuelle?

C’est ce que suggère la chercheuse américaine Kristen R. Ghodsee dans son livre Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme, dont la traduction française vient de paraître.

Lorsque Kristen R. Ghodsee publie à l’été 2017, dans le New York Times, une tribune intitulée Why Women Had Better Sex Under SocialismPourquoi les femmes avaient une meilleure vie sexuelle sous le socialisme »), les réactions enflammées ne tardent pas. Insultes, moqueries, dénigrement… Dans un pays où le spectre de la guerre froide fait encore office de repoussoir aux idées révolutionnaires et où l’extrême droite gagne de plus en plus de terrain, la thèse de la chercheuse est immédiatement discréditée. Mais celle qui a étudié ces vingt dernières années « les conséquences sociales de la transition politique et économique qui a mené du socialisme d’État au capitalisme en Europe de l’Est », persiste et entame la rédaction d’une enquête plus approfondie, lui permettant de revenir en détail sur les idées formulées dans son court texte mis en ligne par le quotidien américain.

Un an plus tard débarque donc dans les librairies anglo-saxonnes Why Women Have Better Sex Under Socialism: And Other Arguments for Economic Independence, livre de 240 pages pleines à craquer de références sur le sujet. Sa traduction française, effectuée par Charlotte Nordmann et Laura Raim (Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme : Plaidoyer pour l’indépendance économique), sort ce 22 octobre aux éditions Lux. Plus subtil que ce que ce titre provocateur pourrait laisser suggérer, l’argument central de l’autrice tient, au fond, en quelques lignes. Que l’enseignante à l’université de Pennsylvanie résume elle-même dès les premières pages : « En l’absence de régulation, le capitalisme est mauvais pour les femmes, et celles-ci ont tout intérêt à ce que nous reprenions certaines idées du socialisme. Mis en œuvre correctement, il favorise leur indépendance économique, garantit de meilleures conditions de travail et un meilleur équilibre entre travail et vie de famille et, oui, contribue à une sexualité plus épanouie. »

Dépasser « l’offre » et « la demande »

Entre anecdotes personnelles et recension d’études déjà menées autour de ces théories, l’ouvrage fourmille de pistes à explorer. Parmi elles, une réappropriation astucieuse de la très libérale théorie économique du sexe. Proposée par les psychologues Roy Baumeister et Kathleen Vohs, cette dernière définit les pratiques sexuelles comme des comportements obéissant aux règles du marché, où les femmes détiendraient des « ressources sexuelles » (l’offre) susceptibles d’être « acquises » par les hommes (la demande). Une analyse très essentialiste, dans la mesure où elle suppose à la fois une distinction figée entre corps « féminins » et « masculins » et un désir sexuel naturellement plus faible chez les femmes.

« La réalité historique est que les femmes ont refoulé leur libido en raison d’exigences sociétales et religieuses »

« Ce qui n’est absolument pas vrai, nous explique Kristen R. Ghodsee, interrogée par nos soins à l’occasion de la sortie de son livre. La réalité historique est que les femmes ont refoulé leur libido en raison des exigences sociétales et religieuses relatives à leur prétendue “pureté” ; mais aussi en raison de la valeur économique accordée à la “virginité” et à la “pudeur” dans les sociétés patriarcales. Mais ce que je trouve curieux, c’est que la théorie économique du sexe reconnaisse que la séduction hétérosexuelle renvoie de plus en plus à une transaction de marché, et que dans les sociétés où les femmes sont économiquement dépendantes des hommes, elles sont plus susceptibles d’avoir à échanger leur sexualité contre des ressources non sexuelles. » Sa conclusion ? « Les théoriciens de l’économie du sexe sont fondamentalement d’accord avec plus de 150 ans de théories socialistes sur les droits des femmes, même s’ils l’ignorent. »

Et pour cause : comme le rappelle celle qui a créé un podcast sur l’œuvre de la militante communiste Alexandra Kollontaï, les économies capitalistes occidentales dévalorisent le travail relatif au care (garde d’enfants, aide aux personnes âgées, soin des personnes malades…) précisément parce qu’il s’effectue le plus souvent à domicile. Or tant que l’on s’attendra à ce que ce travail soit effectué « en dehors de l’économie formelle », poursuit-elle, les femmes continueront à être économiquement dépendantes des ressources économiques de famille, le plus souvent détenues par les hommes. Ce n’est donc que dans les sociétés où les femmes auraient une certaine forme d’indépendance économique qu’elles pourraient « véritablement choisir leur partenaire par amour et affection mutuelle », avance la chercheuse.

Le travail du sexe, point aveugle du livre

N’est-ce pas là oublier les formes d’auto-organisation qu’accomplissent certaines travailleuses du sexe à travers leur activité ? Leur manière de penser par elles-mêmes l’émancipation, y compris dans le cadre capitaliste actuel ? Seul point aveugle des 6 chapitres du livre, la question du travail du sexe (et des débats théoriques qu’il suscite, particulièrement chez les féministes s’intéressant aux liens entre rapports économiques et liberté) n’est hélas abordée qu’en surface dans le livre. Face à cette objection, Kristen R. Ghodsee répond par une formule marxiste relativement traditionnelle : « Je pense que la plupart du travail salarié dans une économie capitaliste constitue à un certain niveau une exploitation, et le travail du sexe ressemble de ce point de vue à toutes les autres formes de travail, nous indique-t-elle (…) Dans une économie de marché impitoyable, de nombreuses personnes sont contraintes de se livrer au travail du sexe contre leur volonté. »

Négligeant les apports d’analyses matérialistes plus fines sur le sujet (voir notamment, côté français, Le travail du sexe contre le sexe : pour une analyse matérialiste du désir, de Morgane Merteuil, secrétaire générale du syndicat du travail sexuel), Ghodsee estime ainsi que dans une société socialiste idéale, chacun bénéficierait « d’une sécurité sociale » et de « besoins fondamentaux garantis par l’État » afin que le travail devienne « une vocation choisie par soi-même ». « Dans cette société idéale, certaines personnes choisiraient d’être des artistes, d’autres des ingénieurs, des bibliothécaires (…) et d’autres encore choisiraient d’être des travailleuses du sexe », imagine-t-elle. Utopique et un peu rapide ? « Je suis consciente que cela peut paraître utopique mais avec toutes les menaces du XXIe siècle que les marchés ne peuvent pas résoudre, nous devons tous, par endroits, nous engager dans une pensée un brin utopique », répond l’intéressée.

Romantisme plutôt que natalisme

Tout en précisant à plusieurs reprises qu’elle ne « plaide absolument pas pour un retour à l’une des formes de socialisme d’État qu’a connues le XXe siècle », l’universitaire, ethnographe de formation, cite également des travaux menés à la fois dans les pays d’Europe de l’Est à l’ère soviétique et dans les pays d’Europe du Nord en partie héritiers, aujourd’hui, d’un système économique favorisant l’indépendance (certes incomplète) des femmes. Entre autres, les sociologues russes Anna Temkina et Elena Zdravomyslova ont ainsi montré que les citadines de la classe moyenne nées entre 1945 et 1965 en Union soviétique inscrivaient leurs rapports sexuels dans une vision non pas « nataliste » mais « romantique », cette dernière « partant du principe que la vie sexuelle fait partie intégrante des émotions et des sentiments forts » : « Le sexe y est décrit comme un attribut de l’amour, de la romance, de la passion. L’amour est la catégorie centrale dans le récit de l’expérience sexuelle. » Ce qui, ajoute Ghodsee, « correspond exactement à ce que des socialistes tels qu’Auguste Bebel et Alexandra Kollontaï imaginaient dans une société où les considérations économiques pèseraient moins sur le choix du partenaire amoureux ».

De même, les universitaires Kurt Starke, Walter Friedrich, Ulrich Clement ou encore Ingrid Sharp ont publié plusieurs recherches sur l’amour et la sexualité des moins de 30 ans au temps de la division de l’Allemagne, fracturée entre un Est « communiste » et un Ouest « capitaliste » entre 1945 et 1989. Ils y démontrent notamment « des taux de plaisir beaucoup plus élevés chez les Allemandes de l’Est » : « Interrogés sur leur dernière expérience [à la fin des années 1980], 75 % des femmes et 74 % des hommes se disaient satisfaits à l’Est, tandis qu’à l’Ouest c’était le cas de 84 % des hommes et d’à peine 46 % des femmes (…) Et lorsqu’on demandait aux sondées si elles étaient “heureuses” après l’amour, 82 % des Allemandes de l’Est répondaient par l’affirmative, contre 52 % à l’Ouest ». Un écart causé, semble-t-il, par des facteurs multiples : facilitation des procédures de divorce, partage des tâches ménagères, intégration massive des femmes dans la population active… Même si les gays et les lesbiennes menaient de leur côté « des vies discrètes, confinées à la sphère privée » de part et d’autre du rideau de fer. Aujourd’hui, dans un pays comme le Danemark, les politiques de protection sociale et de redistribution des richesses assureraient également « une stabilité et une sécurité qui atténuent les effets de la discrimination dans la vie quotidienne » pour les femmes.

« Les économies de marché prospèrent en nous faisant nous sentir mal dans notre peau – notre corps, notre personnalité, notre carrière, notre statut »

Que faire de toutes ces données dans le contexte actuel ? C’est évidemment la question centrale que l’on se pose en refermant le livre. Son autrice y répond par sa volonté « d’apprendre des expériences du passé pour nous aider à faire face aux nombreux défis politiques et économiques auxquels nous serons confrontés au XXIe siècle » : « Les économies de marché sont toujours à la recherche de nouvelles sources de profit, et nous vivons une époque où notre attention, notre affection et nos émotions sont des marchandises à acheter et à vendre, suggère-t-elle. Examiner les expériences des pays socialistes dans le passé nous permet d’explorer à quoi ressembleraient les relations émotionnelles dans des économies non marchandes. »

Une tâche d’autant plus décisive que des sondages récents montrent une très forte chute du nombre de relations sexuelles chez les jeunes générations (aux États-Unis, mais pas seulement). Si le rôle du numérique est souvent mis en avant par certains spécialistes du sujet pour expliquer ce phénomène, Ghodsee y voit aussi une conséquence de l’atomisation des relations sociales causée (au moins en partie) par le capitalisme. « Les économies de marché prospèrent en vendant aux gens des choses dont ils n’ont pas besoin et elles créent souvent des désirs artificiels en nous faisant nous sentir mal dans notre peau – notre corps, notre personnalité, notre carrière, notre statut ou autre, estime Kristen R. Ghodsee. Alors que si nous entretenions tous des relations heureuses, non seulement avec nos partenaires romantiques mais aussi avec nos amis et notre famille, nous nous sentirions moins obligés d’acheter des biens matériels pour combler le vide qui survient lorsque nous manquons de liens affectifs dans nos vies. » De quoi repenser l’ensemble de nos rapports sociaux à l’aune d’un « nouveau » socialisme ?

Pablo Maillé, Usbek & Rica, 22 octobre 2020

Lisez l’original ici.

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