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20 novembre 2021

Le retour d’une presse déshonorée?

Robert Murdoch a fondé Fox News en 1996, pour offrir, disait-il, une information juste et équitable. Il voulait, clamait-il encore, créer un contrepied aux médias conventionnels américains, qui n’étaient à ses yeux que des organes de propagande du Parti démocrate.

Selon l’idéologie qui anime son empire, les médias d’information ne sont que ça : des entreprises de propagande. Et, en six décennies de carrière, il a tout fait pour se donner raison. Aux États-Unis, il a donc lancé et grassement financé cette fameuse chaîne ultra-conservatrice, dont l’activité est pour l’essentiel partisane, et qui fait ses choux gras d’esclandres, de sensationnalisme et de malhonnêteté intellectuelle.

Fox News a largement contribué à l’élection de Donald Trump, ainsi qu’à celle de George W. Bush. Aujourd’hui, d’aucuns considèrent la chaîne comme la voix de l’administration Trump bannie des réseaux sociaux. On attend le jour où ils installeront un studio à Mar-a-Lago pour y tourner une émission d’actualité, sorte de Radio Londres de ceux qui ont déjà tenté de prendre le Capitole il y a près d’un an. Après tout, ils ont déjà diffusé depuis la demeure de Sarah Palin.

Car la vision conservatrice d’un monde qui s’abîme dans une vaste guerre partisane est en train d’envahir l’espace public. Dans toutes les démocraties libérales, des vedettes conservatrices s’époumonent à radicaliser la droite sur les ondes de radios d’opinions et des chaînes de télévision où le journalisme a pour ainsi dire cessé d’être pratiqué. Et bien entendu, ils dénoncent avec virulence « le parti médiatique » que forment à leurs yeux la radio publique et les grands quotidiens libéraux. Éric Zemmour, candidat pressenti à la présidence en France, ancien chroniqueur qui joue aujourd’hui les Donald Trump parisiens, ne propose pas seulement d’interdire les prénoms étrangers ou de rétablir la galanterie gauloise dans ses droits. Il promet aussi de privatiser les diffuseurs publics. Il faut tuer cette bête.

Il n’y a pas de médias impartiaux, bien sûr. Ils ont tous des partis pris. On peut bien soutenir que Radio-Canada ou France Inter, par exemple, sont l’expression d’une culture largement libérale, au sens moral du terme. Nous avons assez lu Chomsky, Bernays, Habermas, Lippman, Dewey ou Orwell pour savoir qu’il y a toujours des effets de propagande dans les pratiques journalistiques. Mais jusqu’ici, la critique des médias visait à limiter les effets pervers du système de l’opinion publique afin de conserver une place pour la raison dans la Cité. Il s’agissait de démontrer qu’il est toujours permis d’espérer que le savoir finira par éclipser l’ignorance, que la liberté aura raison de l’obscurantisme, que la démocratie n’est pas qu’une façade de vertu pour camoufler les actes des ploutocrates et des démagogues. Être libre, en effet, requiert d’acquérir, de façon régulière, réfléchie et honnête, un savoir sur la société, condition sine qua non de toute participation à l’édification d’un monde commun. C’est en quelque sorte l’idéal moderne d’une culture démocratique.

Dynamique des médias

Aujourd’hui, on assiste à un détournement de ces réflexions sur le pouvoir médiatique. Des médias ultra-conservateurs, qui produisent de l’opinion en série, propagent un discours critique absolument indifférent à cet idéal démocratique de la culture. On y dénonce la bien-pensance diversitaire des concurrents – la radio et la télévision publique, la vieille presse libérale –, on raille leur wokisme et leur parti pris pour les sottises souvent bien réelles de l’époque. Mais si cette droite militante s’en prend à certains travers libéraux, ce n’est jamais pour soutenir concrètement l’indépendance des rédactions ou l’importance d’un journalisme rigoureux. Elle les dénonce parce qu’elle les déteste, ce qui passe encore en démocratie, mais elle le fait dans un esprit belliqueux qui réduit la dynamique des médias à des attaques éditoriales.

Le conservatisme politique impose de plus en plus à la société sa conviction que les médias ne sont que des machines à produire de l’hégémonie culturelle.

S’installe ainsi l’idée que le débat public n’est qu’une entreprise d’opinion, de persuasion et de manipulation des perceptions. La droite radicale en appelle partout à la liberté de l’esprit, à la haute culture et aux échanges savants, mais toujours sur le mode des harangues. Ses vedettes défendent la pensée sur des plateaux de télévision où pour éviter le ridicule, il faut justement s’interdire de penser. Elle marche dans les pas de Rupert Murdoch, et veut nous faire accroire que la libre concurrence des opinions, fussent-elles frivoles, est la seule qui vaille. Le grand remplacement ? Débattons-en. Pétain aurait sauvé les Juifs ? Regardons d’où vient cette idée. La dernière déclaration sulfureuse du populiste en vogue ? Il faut en parler.

Rendons-nous compte que cela revient à nous convaincre que le journalisme et la presse libre n’existent pas. Qu’il n’y a pas d’honneur possible à ce métier. Qu’un effort de réflexion en sciences humaines n’aurait guère plus de signification qu’un éditorial tapageur écrit sur le coin d’une table. Qu’une opinion répétée 14 000 fois à la télé, à la radio, dans les journaux, aussi bien dire une campagne de communication politique, serait une défense héroïque de la civilisation. Rendons-nous compte que cela équivaut à croire à l’existence d’une libre concurrence des opinions là où règnent les monopoles et les grands groupes médiatiques. Tout ça, en soutenant que le monde, franchement, se porterait vraiment mieux si nos impôts cessaient de financer d’infâmes diffuseurs publics.

Il y a un déjà-vu dans cette affaire. À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, Hubert Beuve-Méry, fondateur du journal Le Monde, dénonçait la « presse d’industrie » de l’entre-deux-guerres qui « allait sombrer dans la collaboration ». Albert Camus espérait aussi une presse « libérée de l’argent ». Cet écrivain et grand journaliste lançait alors cet avertissement qui, d’évidence, s’adresse à la conscience contemporaine : « une société qui supporte d’être distraite par une presse déshonorée court à l’esclavage ». Le malheur, c’est que la sagesse de Camus passerait aujourd’hui pour un appel à la censure.

*Mark Fortier a écrit, avec Serge Bouchard, Du diesel dans les veines – la saga des camionneurs du Nord, gagnant du prix littéraire du Gouverneur général de 2021, catégorie essais. Il est également l’auteur de Mélancolies identitaires. Une année à lire Mathieu Bock-Côté.

La Presse, 20 novembre 2021.

Photo: Getty Images

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