Le Panoptique, 27 avril 2010
Livre référence:
Corps, cosmos et environnement chez les Nahuas de la Sierra Norte de Puebla
Chez les Nahuas du Mexique, 30 années de terrain pour Pierre Beaucage
Corps, cosmos et environnement est le fruit d’une collaboration entre Pierre Beaucage et le Taller de Tradicion Oral, un organisme composé de Nahuas et de quelques non-Autochtones et voué à la revitalisation de la culture locale nahuas (langue, agriculture, cosmologie et légendes). Le livre nous donne accès à ce que Beaucage nomme «une manière toute particulière de conduire les rapports avec les humains et les êtres de la nature», en somme l’ «être-au-monde» des Nahuas.
L’ouvrage semble, à première vue, n’être qu’une monographie comme une autre dans la littérature anthropologique. Il en est tout autrement: la densité de Corps, cosmos et environnement est telle qu’on peut presque y voir une nouvelle forme d’écriture, et surtout, de pratique anthropologique. Densité temporelle, d’abord, en raison des décennies de travail entre l’anthropologue et les Nahuas de la Sierre Norte de Puebla (Mexique). Densité humaine, ensuite, car derrière la présentation des conceptions autochtones sur le corps, l’environnement et le cosmos, le lecteur trouve des hommes de chair et d’os, des amitiés et de profonds liens d’humanité. On est bien loin de Malinowski et de ses ethnographies colonialistes, alors que l’anthropologue ne s’investissait pas humainement, politiquement et scientifiquement dans le terrain.
Devenir le sujet de son histoire
D’entrée de jeu, Beaucage nous informe sur son parcours d’anthropologue: à peine diplômé, il quitte le Québec pour des terrains éloignés tels que la Miskitia au Honduras, passionné qu’il était d’anthropologie économique et de luttes paysannes. Il travaille ensuite dans l’État de Puebla, au Mexique, où il prend conscience des difficultés historiques des paysans autochtones à s’organiser et à survivre. L’évolution des cours du café, les accords économiques néolibéraux et le racisme institutionnel ont eu et ont toujours des effets très importants dans le rapport des communautés autochtones avec la société mexicaine. Beaucage arrive à San Miguel Tzinacanpan, Puebla, à un moment où les Nahuas «veulent devenir les sujets de leur propre histoire autant que de leur propre politique». C’est donc dans une recherche participative, entre les Nahuas et l’ethnologue, que s’insère son anthropologie, inspirée des recherches en ethnoscience (ethnobotanique et ethnogéographie notamment). Dans ce contexte, l’anthropologue approche sa recherche en prenant comme matériaux de réflexion des éléments de linguistique et les catégories taxinomiques des autochtones eux-mêmes. Nous apprenons, suivant cette approche, l’existence et le nom des plantes, parties du corps, maladies, éléments géographiques, animaux et bêtes surnaturelles nahuas. Car les Nahuas, ici, ne sont pas l’objet d’une monographie, mais bien les sujets.
Beaucage et le Taller orientent le lecteur tout au long de l’ouvrage dans une trame historique, qui est celle d’une histoire populaire. Nous sommes amenés à connaître les conséquences du travail agricole latifundiste et de l’effondrement des cours du café sur la vie des gens, tout autant que pris à témoins du développement d’une agriculture intensive moins dépendante des cultures d’exportation. Suite au retrait relatif de l’État et à la crise du café des années 1990, les Nahuas ont progressivement développé la polyculture. Ils diversifient alors l’écosystème des caféières pour y planter des dizaines d’espèces médicinales ou alimentaires, fruits d’un savoir ancestral qui a néanmoins été mis de côté au profit de la monoculture d’exportation.
Réappropriation et autonomie
À travers cette trame historique, Beaucage et le Taller nous renseignent en profondeur sur les catégories taxinomiques nahuas, qui doivent être comprises en-dehors d’une vision dichotomique, comme celle qui prévaut dans le système de classification linnéen[1]. Exemple de cette «autre» épistémologie: la langue nahua regroupe les végétaux à la fois en fonction de leurs traits morphologiques et de leur utilité. À ce sujet, Beaucage cite Bourdieu en faisant un parallèle entre la pensée nahua et son concept de logique pratique qui traduit «le sacrifice de la rigueur au profit de la simplicité et de la généralité». La cosmologie nahua obéit sensiblement au même principe et l’on y retrouve trois systèmes de classification simultanés: taxinomique, analogique et pratique. La nature et l’univers sont perçus du point de vue de l’homme, sans pour autant qu’il occupe une position centrale dans cette métaphysique. Le corps et le cosmos sont mis en analogie, traversés par les mêmes divisions fondamentales («froid» et «chaud»). La médecine nahua cherche, dans cet espace, à «rétablir l’ordre menacé entre la personne et le cosmos». Dans cette cosmologie autochtone, le monde est complexe et l’homme n’en est pas le maître absolu.
Corps, cosmos et environnement s’inscrit dans le projet plus vaste d’une «récupération des connaissances autochtones [qui] soit le fait des organisations autochtones elles-mêmes et [qui] serve, de façon matérielle et symbolique, à la réappropriation de leurs conditions matérielles d’existence, dimension essentielle du processus actuel d’autonomie». Un processus qui n’est pas étranger à ce que les Zapatistes tentent de faire au Chiapas avec leurs gouvernements locaux, les Juntas de Buen Gobierno. Ces projets d’autonomie ne peuvent être que renforcés par une telle œuvre, réalisée dans le respect et la fraternité. L’ethnologie, comme dit David Graeber, peut être un outil puissant de rencontre et d’apprentissage mutuel pour créer un monde libre d’exploitation, centré sur l’autonomie collective.
Julien Simard, Le Panoptique, 27 avril 2010
Notes
[1] de Carl Von Linné, 1707-1778, naturaliste suédois considéré comme le père de la taxinomie moderne.