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24 janvier 2016

Le Monde diplomatique, mai 2006

Livre référence:
L’impérialisme humanitaire

Le danger des « bonnes intentions »

Alibis humanitaires pour équipées impériales

Peut-on poser des principes humanitaires, invoquer les « droits de l’homme » en ex-Yougoslavie ou en Irak par exemple, et compter ensuite sur les moyens militaires des États-Unis pour les faire respecter, eux dont rien dans la pratique « n’indique la moindre préoccupation sincère pour les droits de l’homme et de la démocratie » ? Dans la mesure où « les défenseurs des droits de l’homme n’ont aucune influence, en tout cas aucune influence modératrice, sur la force qu’ils encouragent, celle de l’armée américaine », la réponse de Jean Bricmont est franchement négative.

Mais l’auteur n’a pas choisi notre repos intellectuel. Il enchaîne donc sur une autre question : que valent des priorités « démocratiques » quand elles deviennent définies de manière tellement floue (liberté d’expression, droit de vote) que des forces que la démocratie n’inspire guère peuvent s’en réclamer uniquement quand ça les arrange…­ pour consolider leur ordre social et leur empire ? Là encore, Jean Bricmont ne biaise pas, et parfois il dérange. Au fil d’une démonstration à ce point « rationnelle » et froide qu’elle peut sembler plus intellectuelle que « politique », il prend de front quelques-unes de nos impulsions les plus « altruistes » (ou les plus interventionnistes) en suggérant qu’elles furent partiellement enfantées par « une trentaine d’années de livres, de films, de cours, d’arguments ressassés dans les médias, le tout en général bien financé ». L’ensemble aurait servi de « cheval de Troie idéologique de l’interventionnisme occidental au sein des mouvements qui lui sont en principe opposés ».

Soit, mais refuser l’« ingérence humanitaire » ne revient-il pas, dans certains cas, à laisser s’accomplir des massacres ? Allant jusqu’au bout de sa logique, l’auteur récuse tout « remède » occidental, y compris face aux maux les plus épouvantables : « Nous n’avons pas de solution aux problèmes des autres, et par conséquent nous ferions mieux de ne pas nous mêler de leurs affaires (…) Les anticolonialistes britanniques ne pouvaient pas garantir que la fin de l’empire des Indes ne se passerait pas de façon tragique. Était-ce une raison pour demander que l’Angleterre occupe l’Inde indéfiniment ? »

Derechef, le raisonnement débouche sur l’exigence d’un retrait immédiat des troupes coalisées d’Irak, infiniment plus pertinente pour l’auteur que le refus de la torture, conséquence normale de toute occupation : « Si l’on reconnaît que l’invasion était illégale et que les prétextes invoqués étaient faux, pourquoi ne pas exiger que les Américains s’en aillent tout simplement ? » On pourrait objecter que, depuis l’invasion de 2003, une nouvelle situation a été créée et que, en bonne logique politique, c’est par rapport à celle-ci, pas à l’antérieure, qu’il convient dorénavant de se déterminer. Jean Bricmont ne retient pas cette objection, tant la métamorphose, en particulier dans certains milieux « de gauche », du vieil internationalisme à dimension sociale en nouvel impérialisme libéral suscite chez lui un sentiment de révulsion. Il ne laissera personne oublier en tout cas qu’en Irak et ailleurs « le moralisme d’un Kouchner a justifié indirectement le cynisme d’un Rumsfeld ».

Ce cynisme, Noam Chomsky rappelle, citant Winston Churchill en 1914, qu’il ne date pas d’hier et qu’il est plutôt rafraîchissant, en particulier quand on le compare à la glu compatissante de la « doctrine des bonnes intentions » relayée avec empressement par les médias. L’homme d’État britannique admettait en effet : « Nous avons accaparé une part tout à fait disproportionnée de la richesse et des échanges du monde. Territorialement, nous avons tout ce que nous voulons, et notre prétention à jouir sans encombre de nos immenses et splendides possessions, acquises essentiellement par la violence, conservées par la force, paraît souvent moins raisonnable aux autres qu’à nous-mêmes. »

Serge Halimi
Le Monde diplomatique, mai 2006

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