Le Monde diplomatique, Juin 2005
Livre référence:
Mémoires d’un esclave
L’avènement d’un homme libre
Il y a des êtres d’exception que l’adversité extrême, loin d’écraser, met debout et galvanise. Frederick Douglass, l’auteur des célèbres Mémoires d’un esclave, était de ceux-là. Dans cet ouvrage publié en 1845 aux États-Unis, mais dont Lux Éditeur vient de nous donner la première traduction française, Douglass fait le récit de la vie d’esclave qui fut la sienne, de sa naissance, en 1818, dans une plantation du Maryland, jusqu’à son évasion en 1838, qui lui permit de se réfugier dans le Nord. S’imposant par des qualités intellectuelles et morales hors du commun, et par une sorte de génie du Verbe, il y devint rapidement une figure éminente et respectée du mouvement abolitionniste, auquel il consacra toute ses forces.
On croit parfois tout savoir de l’esclavage des Noirs aux États-Unis parce qu’on en a une connaissance largement alimentée en clichés émouvants et pitoresques par la littérature, le cinéma ou l’histoire de la musique — exactement comme on croit tout savoir des camps de la mort nazis tant qu’on n’a pas lu la description par Primo Levi de l’enfer qu’il a traversé. De même, lire les Mémoires d’un esclave, c’est découvrir, au-delà de tous les clichés, et même au-delà d’oeuvres de fiction bien documentées comme La Case de l’oncle Tom ou Les Confessions de Nat Turner, l’expérience authentique d’un individu qui a non seulement vécu personnellement et intégralement tout ce qu’il rapporte, mais qui possède en outre le rare talent d’exprimer avec force et justesse tout ce qu’il a vécu.
Douglass ne se cantonne pas dans le récit purement événementiel et encore moins dans les souvenirs anecdotiques. Son intelligence prend sur chaque situation la hauteur nécessaire à l’analyse et il manie une large palette qui mêle heureusement la description quasi ethnographique des lieux, des gens et des relations à la réflexion philosophique et à l’effusion lyrique, voire à la fureur prophétique. Il faut avoir lu la prière bouleversante que lui inspirait la vision des grands voiliers gagnants le large dans la baie de Chesapeake : « Pourquoi a-t-il fallu que je naisse un de ces hommes dont on fait des bêtes? (…) Le fier navire s’en est allé (…), je reste seul dans l’étouffant enfer de l’esclavage infini. (…) Mon Dieu, fais de moi un homme libre. »
Mais ce récit chargé d’émotion et de sens est aussi un acte de foi humaniste. Douglass ne s’abandonne pas au gémissement ni à la déploration. Sa démarche est celle d’un militant qui se bat pour dénoncer, plus encore que la cruauté des personnes, l’inhumanité d’un système de domination dans lequel la propriété et la religion se donnent la main, une société où « le marchand donne de l’or ensanglanté pour financer la chaire l’homme d’Église, en retour, jette le voile de la chrétienté sur son démoniaque commerce »
Témoignage de lucidité et de courage, cet ouvrage conserve sa force aujourd’hui, dans un monde où la servitude existe toujours, non seulement sous ses formes anciennes, mais aussi sous des formes nouvelles, souvent déguisées et méconnaissables.
Alain Accardo
Le Monde diplomatique, Juin 2005