Le monde comme il va, mars 2010
Livre référence:
L’enseignement du droit et la reproduction des hiérarchies
L’enseignement du droit et la reproduction de la hiérarchie
Duncan Kennedy est titulaire de la chaire Carter de théorie générale du droit de la prestigieuse Université de Harvard, et c’est un homme en colère. Dans « L’enseignement du droit et la reproduction des hiérarchies », publié par les éditions Lux, il part en guerre contre la « mentalité d’école du commerce » qui régit les facultés de droit. Il le fait parce qu’il veut « faire de l’enseignement du droit un agent de transformation sociale » et non une école de conformisme et de soutien à l’ordre social.
Tout d’abord il s’intéresse à la formation des étudiants en première année. Pour lui, le système « formate » plutôt qu’il ne forme. Tout l’enseignement vise à dépolitiser le droit ; or, « lorsqu’on parle de droits, on ne parle justement pas de justice entre les classes sociales, les races ou les sexes ». On part du système tel qu’il est, on part des droits formels, et on défend son client dans ce cadre précis. Le discours concernant les droits « est un piège, nous dit Duncan Kennedy, parce qu’il s’inscrit dans une logique fausse et trompeuse, traditionnellement individualiste et volontairement ignorantes des flagrantes inégalités existantes. » Il s’attaque également au système universitaire américain profondément élitiste. Les meilleurs étudiants iront dans les meilleures facultés qui accueillent elle-mêmes les meilleurs enseignants. Les diplômés de ces écoles d’élite gagneront ensuite les meilleurs cabinets d’avocats pour y traiter les affaires les plus valorisantes et les plus rentables, cabinets d’avocats dans lesquels ils retrouveront la hiérarchie en vigueur dans l’Université : « L’idéologie de la hiérarchie juridique, écrit-il, n’est rien de plus qu’une application particulière de l’idéologie méritocratique générale de la société états-unienne »
Que faire face à cela ? Abolir la hiérarchie des facultés de droit, nous dit Duncan Kennedy. Vaste programme ! Mais il n’en reste pas à l’incantation. A la manière d’un Michael Albert nous appelant à « questionner les fondements de notre position dominante dans nos relations professionnelles »1, Duncan Kennedy enjoint ses collègues à remettre en cause le fonctionnement de l’institution universitaire au quotidien en créant ce qu’il appelle des groupes d’études de gauche, structure dans lesquelles ces professeurs, assumant la rupture avec le système hiérarchique en place, se mêleraient aux étudiants et aux militants investis dans les mouvements sociaux ; façon pour l’auteur de critiquer ceux qui s’investissent dans les luttes politiques et sociales tout en se satisfaisant de la pesante hiérarchie régnant dans leur cadre professionnel ; hiérarchie pesante, certes, mais qui leur assure cependant un statut social enviable.
Considérant que la société américaine est « complètement pourrie », que le réformisme est une « entreprise désespérée » mais que la Révolution n’est pas à l’ordre du jour, Duncan Kennedy propose ainsi une autre voie. Celle qui consiste à saper les fondements idéologiques du système là où l’on se trouve, en agissant plutôt qu’en discourant.
Ce texte a paru aux Etats-Unis pour la première fois en 1982. Cette information a son importance car il nous permet de recontextualiser cet écrit. A cette époque, la gauche américaine devait faire face au rouleau-compresseur néolibéral et néoconservateur, incarné alors par la figure d’un Ronald Reagan, désireux de régler son compte à l’Amérique contestataire des années 1960 et 1970. Trente ans ont passé. Nul doute que la critique portée par Duncan Kennedy a gardé toute sa validité, mais par curiosité, j’aurais aimé qu’il nous gratifie d’une postface nous éclairant sur ce qu’il advînt de ces groupes d’études de gauche, si tant est qu’ils aient pu émerger sur les campus américains.
Patsy