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5 décembre 2022

Le monde appartient… à qui?

Ces derniers temps, au Québec et ailleurs, on m’a posé à plusieurs reprises une question qui m’a jetée dans une grande perplexité. J’aimerais y réfléchir ici, avec vous. Elle a surgi, par exemple, au moment de discussions autour de mon dernier livre : «Comment vous situez-vous dans ce monde de wokes?» 

Ce monde de wokes

Je comprends ce qu’on veut dire par là, mais dès que je tente de sortir des automatismes d’aujourd’hui pour mieux y réfléchir, quelque chose coince. 

D’abord, précisons : je suis de gauche, et vue par certain·es comme une woke, alors que pour d’autres, je ne le suis pas assez… Peut-être que, gens de gauche, on est tous le woke de quelqu’un. L’essentiel serait surtout d’échapper à certaines disputes pour renouer avec ce sur quoi nous sommes à peu près d’accord. C’est possible. Même que ça nous arrive souvent. Si, si. Je l’ai vu, de mes yeux vu.

Mais au-delà de ma position, il y a ceci, que je soumets à votre jugement : notre monde ressemble-t-il vraiment à un monde de wokes ? N’est-il pas plutôt un monde furieusement néolibéral dans lequel pouvoir et argent, main dans la main, se protègent en agitant sous nos yeux, comme autant d’épouvantails, tous les éléments qui sont susceptibles de nous exciter les un·es contre les autres – nous gardant ainsi trop occupé·es à nous bouffer le nez entre nous pour faire quoi que ce soit d’autre ?

Et parmi ces épouvantails, n’y aurait-il pas justement «les wokes» – terme détourné de son sens premier, comme tant d’autres « mots médiatisés », qui renvoie à l’image caricaturale d’une personne éructant sans arrêt et sans nuances contre l’ordre établi ? N’y aurait-il pas également, dans cette catégorie « épouvantails », selon l’humeur du moment : les intellectuel·es, les immigré·es, les musulman·es, les pauvres, les trans, etc., bref les groupes de notre société dont on se sert, lorsqu’on a le pouvoir, pour distraire ses concitoyen·nes de tout le reste ?

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Tout ceci me rappelle les mots de Jean-François Nadeau : «À force de tordre la réalité pour protéger ainsi ses intérêts et sa puissance, on met en lumière le terrible cynisme qui pousse certains, malgré les évidences qui devaient les en dissuader, à nier qu’à l’échelle de l’histoire, nous vivons une crise des inégalités sans précédent.» (Sale temps, Lux éditeur, 2022.)

Les querelles entre les personnes qui veulent changer l’ordre établi et celles qui en sont les garantes n’ont rien de nouveau, ni comment on les détourne en faisant des fixations sur des figures absolues et bruyantes plutôt que sur les mécanismes dont elles sont le symptôme. Cette crise des inégalités sans précédent, aux ramifications infinies et omniprésentes – mais rendues invisibles par cette myopie médiatique – devrait à mon sens nous préoccuper bien davantage.

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Nous en sommes là, il me semble : les personnes dont les opinions sont disponibles à des dizaines de milliers d’exemplaires dans la presse, qui sont sur toutes les chaînes télé, de radio, se plaignent pour dire combien elles sont… muselées. Alors qu’elles nous parlent, sans arrêt.

On peut vouloir contester et combattre certains des changements mis de l’avant par ce qu’on appelle les wokes. Mais on ne peut pas parler de musèlement lorsqu’on est toujours là, partout, à marteler le refrain de sa propre disparition. On a le droit de les remettre en cause, de craindre certains excès, de pointer du doigt certains canaux de diffusion… mais dans ce cas il faudrait également parler de la banalisation de certains discours frisant l’extrême droite, et le nombre croissant de ses lieux de diffusion.

Je suppose qu’on pourrait dire que certaines personnes sont désormais obligées de partager l’espace médiatique, public et politique avec les wokes, et parfois, oui, de subir les conséquences des pressions qu’ils exercent. De ces conséquences, là, maintenant, nous avons le nez trop collé sur nos écrans et les oreilles saturées par le vacarme furieux du présent pour juger. Seul le temps nous dira ce qui aura été conservé, ce qui aura été jeté aux orties à la faveur d’un retour de balancier… et si ce qui s’apparente aujourd’hui, pour certains, à un séisme insupportable, sera dans quelque temps une nouvelle norme que d’autres viendront à leur tour questionner. 

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À propos de la gauche, Edwy Plenel dit qu’elle est «une pensée du non. Du refus de ce qui est, de ses injustices, de ses amoralismes, de ses inégalités, de ses impostures. Sur ce chemin de remises en cause permanente, la gauche devra toujours affronter les forces qui, voulant perpétuer les dominations et les oppressions dont elles bénéficient, proclament l’harmonie du monde tel qu’il est, nient les divisions qui le déchirent, indexent leurs privilèges sur sa stabilité.»  (À gauche de l’impossible, La découverte, 2018)

Je suis convaincue que parmi vous qui me lisez, plusieurs ne s’identifient pas comme étant woke, ou même de gauche, mais se reconnaissent dans ce désir de changer les choses. Ne serait-ce pas l’indice que nous sommes arrivé·es collectivement à un moment où il faut reconnaître que la vraie difficulté vient plutôt de ceux et celles qui nous font croire que nous sommes dans un monde de wokes, ou un monde islamisé, ou un monde mené par les intellectuels déconnectés, ou un monde envahi par les étrangers, alors que ce monde, plus complexe, leur appartient, à eux et elles, bien davantage qu’à nous? Nous qui, trop occupé·es à nous attaquer les un·es les autres, leur en laissons les manettes…

Alors, moi, je dis : Wokes et non-wokes qui souhaitons changer les choses, unissons-nous !

Bon. C’est un peu too much. Pardon. Je m’emballe. C’est mon côté idéaliste. Je reformule : Wokes et non-wokes, parlons-nous. Débattons de la meilleure manière de reprendre en main notre destin collectif. Mais de grâce, faisons-le sans tomber dans les clivages qui font que notre avenir reste soumis au désir de ceux et celles qui ont tout intérêt à nous diviser afin que, surtout, rien ne change.

Mélikah Abdelmoumen, Le Soleil, 5 décembre 2022.

Image: 123RF – Melitas

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