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24 janvier 2016

Le Matricule des Anges, magazine littéraire, mars 2010

Livre référence:
Les États-Désunis

Blocs d’Histoire

Deux rééditions pour relire Vladimir Pozner, communiste fervent mais lucide, témoin engagé d’un siècle brutal mais passionnant.

La volonté de saisir la réalité peut s’accompagner de la claire conscience que cette prise est impossible, qu’elle ne saurait être que fragmentaire, éclatée et en mouvement. À cette conscience, que partagèrent à leur manière aussi bien le cubisme que certaines écoles photographiques, s’ajoute, pour l’écrivain, la nécessité d’en passer par les mots, eux-mêmes limités et pourtant souvent plurivoques. Il faut alors, pour relever le défi, inventer une forme. C’est ce que rechercha Vladimir Pozner dans ces deux oeuvres qui pourraient a priori sembler fort différentes mais qui se rejoignent dans ce même effort. Dans Tolstoï est mort (1935), Pozner tente de cerner au plus près, presque minute par minute, ce que furent les derniers jours -de Tolstoï, et donc d’affronter cette double énigme : la mort – et la mort d’un génie. Dans Les Etats-Désunis (1938), il veut explorer tout à la fois un pays aux dimensions d’un continent et un système, alors semble-t-il au bord du gouffre : le capitalisme au lendemain de la crise de 29. La personnalité même, et le parcours de Pozner, éclairent ce que ce grand écart entre les deux thèmes pourrait présenter de surprenant. Né à Paris en 1905 de parents d’origine russe, il portera en lui, sa vie durant, cette sorte de double origine : en Russie au moment de la Révolution, il s’y révèle un jeune poète prometteur, soutenu par Gorki,
proche de ceux que l’on appellera les formalistes. De retour en France, il fait découvrir les nouvelles tendances littéraires de cette neuve Union Soviétique, avant de devenir lui-même romancier. Il soutient, durant les années 30, les écrivains allemands en exil puis la République espagnole, parcourt les États-Unis en 1936 avant de devoir s’y réfugier pendant la guerre (il écrit quelques scénarios pour Hollywood). L’après-guerre le voit poursuivre la lutte : il accueille ces nouveaux exilés que sont les victimes du maccarthysme, entretient des amitiés multiples et fidèles – avec Brecht, Chagall, Bunuel… Victime d’un plasticage de l’OAS en 1962, il échappe à la mort et poursuit son oeuvre jusqu’en 1992 — ayant traversé le siècle, oeil vivant, découvreur attentif et artiste novateur. Peut-être en effet est-ce là l’influence de cette effervescence créatrice qui accompagna les premières années de la Révolution russe (songeons à Babel, à Maïakovski, à la peinture d’un Malevitch…)’: Pozner veut inventer des formes qui, à chaque fois, s’accordent au projet propre de l’oeuvre. Tolstoï est mort est ainsi constitué de 185 fragments, de longueur variable (d’un ou deux paragraphes à deux ou trois pages), eux-mêmes distribués dans des chapitres qui, alternativement, racontent les derniers jours de l’écrivain et ce que Pozner appelle l’« Histoire d’un mariage », la chronique des tourments conjugaux de Tolstoï et de sa femme. Cette partie contient uniquement des citations, issues des journaux intimes ou des correspondances de ces deux protagonistes, et témoigne alors parfaitement de leurs rêves déçus, de la lente dégradation de leurs rapports, de l’incompréhension mutuelle – et de la solitude cruelle dans laquelle chacun d’eux est enfermé. L’autre axe est un récit circonstancié, citant ou s’inspirant des archives (articles de presse, témoignages, télégrammes des journalistes à leurs rédacteurs en chef, rapports de police…). Cette reconstitution, à première vue neutre et objective, laisse cependant percer une ironie discrète envers ce qui apparaît comme un des premiers événements médiatiques : la mort, dans ce village reculé d’Astopovo, d’un écrivain de renommée mondiale, qui vient, mystérieusement, de fuir le foyer où il se sentait emprisonné. Tous se pressent autour de lui et enquêtent — niais l’énigme de ce que furent ses derniers moments demeure : nul ne peut, pour lui, rivaliser avec ce qu’il avait lui-même exploré dans La Mon d’Ivan Illitch…
De même, pour rendre compte de l’incroyable multiplicité des situations sociales, des inégalités économiques ou raciales, des excès et de la démesure de ces Etats-Désunis qu’il arpente en tous sens, de Harlem aux mines de Pennsylvanie, Pozner mêle les descriptions presque naturalistes aux entretiens, les extraits de dépêches ou d’articles aux slogans publicitaires. Il agence (il s’agit bien en effet d’une forme d’expérimentation, d’une sorte de mobile littéraire) des fragments de ses « Carnets de notes » à des épisodes qui composent de courtes nouvelles, d’une rare efficacité. Il construit ainsi le paysage fragmenté, faits de blocs et d’éclats, d’une Amérique de la misère et de l’oppression, où lyncher les Noirs demeure une sorte de distraction haineuse, où les leaders syndicaux croupissent en prison, où l’on se prostitue pour le prix d’un hamburger et où un ancien réalisateur de films muets finit représentant en aspirateurs … Une Amérique du passé ?

VLADIMIR POZNER TOLSTOÏ EST MORT, Christian Bourgois, 299 pages, 16 € et LES ÉTATS-DÉSUNIS, Lux, 354 pages, 20 €

Thierry Cecille, Le Matricule des Anges,
mars 2010

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