Le livre vecteur de liberté
La pandémie aura ramené lectrices et lecteurs dans les librairies de quartier. D’autres ont découvert leslibraires.ca, un site transactionnel profitant du fonds de plus de 100 librairies indépendantes. Et, de l’avis de plusieurs libraires, le livre québécois est devenu une valeur refuge. Ces considérations m’ont amené à m’intéresser à l’essai de Julien Lefort-Favreau, Le luxe de l’indépendance. Réflexions sur le monde du livre (Lux Éditeur, 2021).
Le livre fait une sociocritique de la planète livre, de l’édition à la commercialisation, tant du point de vue politique qu’économique, en s’appuyant sur des exemples venant de France et du Québec. L’auteur s’intéresse aux règles, actuelles et passées, qui encadrent l’édition, l’impression et la diffusion du livre. Il considère aussi la volonté des artisans de protéger les pratiques minimalistes qui, selon certains, permettent de mieux gérer la liberté de publier sans autre intention que d’ouvrir leurs portes à des autrices ou auteurs engagés, loin des tendances à la mode.
L’essayiste résume ainsi son propos: «Au fil de mes recherches, j’ai identifié trois types d’indépendance éditoriale. Premièrement, certains discours et pratiques semblent justifier une «indépendance esthétique», acception qui recoupe fortement le concept d’avant-garde, comme on le verra plus loin. Deuxièmement, on assiste à des proclamations d’indépendance «politique» ou «idéologique» des éditeurs face à l’État, à des groupes de pression, à l’appareil judiciaire. Finalement, l’indépendance se définit directement sur le plan «économique» et se forme sur la base d’une opposition fondamentale au grand capital.»
Nul reproche d’avoir établi son point de vue en s’appuyant surtout sur celui d’analystes français et de situations concrètes d’éditeurs «minimalistes». Pour l’auteur, «le luxe de l’indépendance» pour un éditeur, un distributeur ou un libraire, repose sur une indépendance éditoriale autorisée tout en restant éloignés des grands conglomérats. Au Québec, on pense, entre autres, aux éditions du Noroît, Écrits des Forges, Lux, Leméac, Pleine lune, Sémaphore, Mémoire d’encrier, Alto, Trois- Pistoles, etc.
Sur la fragilité de tels éditeurs, je suis surpris qu’il n’ait pas rappelé le drame des éditions Écosociété qui furent poursuivies par deux minières pour une somme de plusieurs millions à la suite de la parution de Noir Canada: Pillage, corruption et criminalité en Afrique, un «ouvrage faisant état de nombreux abus qu’auraient commis des sociétés minières canadiennes en Afrique.»
S’il est plus question d’éditeurs spécialisés dans les essais que dans la fiction, c’est, à mon avis, que souvent ceux qui publient des «bestsellers» sont vite avalés par des conglomérats. Il suffit de penser aux nombreuses maisons d’édition québécoises que Québecor Média a acquises, dont celles autrefois chapeautées par Sogides, faisant de cette société LE conglomérat du livre au Québec.
Les «réflexions sur le monde du livre» peuvent sembler à mille lieues de nos préoccupations, mais il faut mesurer le poids que les Amazon de ce monde font peser sur notre chaîne du livre. Heureusement, nous avons une loi du livre (voir ici) qui encadre l’ensemble des activités qui y sont reliées. Il ne faut pas oublier pour autant que le premier maillon de cette chaîne, les autrices et auteurs, est très faible, car écrire n’est pas encore reconnu un métier comme celui de l’éditeur, de l’imprimeur, du libraire, etc. Il ne dépend que de nous, lectrices et lecteurs, de supporter notre institution littéraire et ses composantes. Comme je ne cesse de le répéter: lire est l’activité culturelle la moins dispendieuse à exercer.
Oui, Le luxe de l’indépendance, c’est celui de toutes les minuscules maisons d’édition québécoises et de notre littérature.
Jean-François Crépeau, Le Canada français, 11 mars 2021.