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24 janvier 2016

Le Libraire, novembre-décembre 2007

Livre référence:
Petit cours d’autodéfense intellectuelle

La démocratie comme art martial

Attirer l’attention sur la parution d’ouvrages nouveaux et méritoires demeure la vocation première et l’une des meilleures habitudes de la revue Le libraire. Néanmoins, une fois n’étant pas coutume, la présente chronique traitera d’un essai publié il y a déjà plusieurs mois et qui connaît beaucoup de succès en librairie. C’est qu’il s’agit d’une contribution importante, un manuel qui devrait être offert gratuitement à tous les citoyens par les services de protection civile.

Ce livre s’adresse à toute personne qui aurait, ne serait-ce qu’une seule fois dans sa vie, voté lors d’une élection ou adopté une opinion ferme sur un sujet quelconque. Ainsi qu’à toute personne ayant déjà lu un journal, écouté les informations à la radio ou la télévision, participé à une discussion entre amis, porté attention à ce que proclamait un politicien, assisté à une conférence universitaire, discuté avec un vendeur d’assurances ou d’automobiles usagées. L’ouvrage est pédagogique : il souhaite nous enseigner comment se méfier des mots manipulés par les publicitaires en tout genre et comment reconnaître la vacuité des intellectuels qui redisent des sottises en les maquillant sous le jargon ou leur accent. Sans oublier pour autant l’art de débusquer la bêtise ordinaire, les outils pour détecter la fourberie mentale, les façons de reconnaître les faux dilemmes et les généralisations hâtives, les indices pour identifier les experts qui se prononcent tous les jours sur des sujets totalement étrangers à leur champ de compétence. Bref, ce livre est un véritable manuel de détection de la supercherie universitaire, politique ou commerciale. Et comme le suggère Noam Chomsky, un tel cours d’autodéfense intellectuelle devrait être inscrit au programme de tout système d’éducation qui se respecte.

Précisons avec insistance que cet essai n’a rien d’un larmoiement ou d’une dénonciation de l’état déplorable de la réflexion au sein des masses populaires mal informées. Au contraire, Baillargeon connaît bien le petit monde des intellectuels et il s’empresse, en introduction, de préciser que « certaines des choses qui se font et se disent dans certains secteurs de l’université actuelle, où fleurissent littéralement l’inculture et le charlatanisme, [le] sidèrent ».

Dénonciateur de l’homéopathie et de la numérologie, des chevaux savants et de la psychologie populaire, des miracles comme des sourciers, des sondages et des magiciens, des tableaux statistiques biaisés et des illustrations erronées, Normand Baillargeon semble particulièrement efficace dans son traitement des mathématiques. Il souhaite en effet se faire professeur de mathématiques citoyennes en nous rappelant, par exemple, que si l’on obtient pile cinq fois de suite, la probabilité d’obtenir face la prochaine fois demeure de 50 %. Il nous met en garde contre l’avalanche de chiffres triturés dont nous accablent quasiment tous les discours modernes, en particulier l’étonnante confusion quant au sens véritable des notions de pourcentage, moyenne et médiane. Les exemples abondent. Il ne semble pas nécessaire de les reprendre ici ; nous savons tous à quel point l’imposture peut être grossière : un pain riche en glucides présenté comme « la moitié moins riche » reste encore sucré. Pensez au cas d’une publicité qui affirme que 80 % des gens préfèrent All Bran, sans préciser qu’on a sollicité l’avis de cinq personnes dont quatre sont des employés de Kellogg’s ! Personnellement, j’aurais apprécié y voir une correction de l’erreur courante qui laisse entendre que l’espérance de vie étant autrefois bien inférieure, nos ancêtres mouraient vers l’âge de 30 ou 35 ans (quand la mortalité infantile élimine la moitié des nouveau-nés, il faut un nombre considérable de vieillards pour rétablir la moyenne !). À chacun de choisir ses applications préférées : l’essentiel est d’arriver à développer le sens critique qui nous rendra moins vulnérables à ces erreurs de logique qui ont, trop souvent, acquis le statut de véritables lieux communs.

L’auteur souhaite accroître la qualité de nos débats démocratiques en diminuant le nombre des victimes potentielles de manipulation intellectuelle. L’intention est noble et l’objectif, urgent. Si vous en doutez, considérez la citation suivante, résumant pourquoi il est si facile d’amener le peuple à penser comme ses dirigeants : « Il suffit de lui dire qu’il est attaqué, de dénoncer le manque de patriotisme des pacifistes et d’assurer qu’ils mettent le pays en danger. » La formule est encore d’usage courant dans nos capitales. La citation est de Hermann Goering, lors du procès de Nuremberg.

Cela dit, l’ouvrage est excellent, mais pas irréprochable. Si l’on cherchait à redire, on trouverait matière à le faire dans les deux derniers chapitres. L’un offre une brève introduction à l’épistémologie et à la science comme mode idéal de connaissance. La présentation est tout à fait adéquate et nous met en garde contre l’acceptation trop peu critique d’une science qui est parfois corrompue, mais l’argument crée une certaine diversion qui nous éloigne du propos central de l’ouvrage. Il aurait été préférable d’étoffer et de développer davantage la dénonciation des certitudes fondées sur l’expérience personnelle. Dans une société moderne où la conviction intime remplace trop souvent la démonstration scientifique, il faut apprendre à se méfier de soi.

Curieusement (parce que le thème constitue une véritable mine d’or), le dernier chapitre sur les médias paraît nettement plus faible. Baillargeon nous rappelle que les grands médias d’information ne disent jamais tout et que la télévision moderne cherche davantage à divertir qu’à informer. L’accusation n’est pas particulièrement originale et sa lecture critique demeure largement à ce niveau. On ne trouvera pas ici (ni en bibliographie) le recul nécessaire à la déconstruction systématique du discours médiatique, ni des références aux travaux de Derrida ou d’Eco, ni même de Baudrillard ou de Matelard. Pis encore, en laissant entendre que la propriété des médias aux mains de grandes entreprises commerciales permet de prévoir les orientations idéologiques de leur contenu, il s’autorise à violer l’une des règles fondamentales de l’analyse critique rigoureuse et honnête qu’il avait défendues avec conviction aux chapitres précédents.

Enfin, on doit encore ajouter que cet excellent cours d’autodéfense, dédié aux Sceptiques du Québec, ne fait jamais mention des convictions et croyances religieuses. On devine la manifestation d’une réserve prudente, peut-être même d’une certaine autocensure devant l’interdit.
Bernard Arcand
Le Libraire, novembre-décembre 2007

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