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Photo d'enfants dans une cour d'école.
28 octobre 2025

Le legs de Guy Rocher, répudié

L’apparente liberté de choix crée dans nos écoles une ségrégation sociale, économique et culturelle.

 

Le 3 septembre dernier, le sociologue Guy Rocher est décédé. Les hommages et les regrets ont fusé, rare unanimité. Et rare cohérence dans l’expression du deuil. Le Québec était appelé à une immense reconnaissance envers sa pensée et son œuvre. On le dira partout, jeune adulte, il avait été un moteur des meilleurs acquis de la Révolution tranquille et, centenaire, il en défendait encore les fondements, à maintenir au cœur des décisions collectives. Dès les lendemains de sa disparition, le terme dominant fut celui de son « legs » inestimable.

Soyons un peu formels. Le legs rattaché à un décès pose d’emblée la question de la succession. Les règles en sont décrites dans le site officiel du gouvernement du Québec, sous l’onglet Justice et état civil. Un legs peut être accepté ou refusé par les héritiers. Leur refus est possible si les dettes d’un défunt sont trop lourdes à assumer. La décision doit être signifiée et respecter un calendrier rapproché. En un rien de temps, et même en deux riens de temps, le legs de Guy Rocher aura été répudié.

Certes, il était de vastes proportions. Elles vont de son apport direct à l’adoption de la loi sur la langue française jusqu’à une contribution majeure au droit public. On pourrait se perdre en gratitudes diverses. Mais son message dominant, incessamment clamé depuis des décennies, condamnait la dérive constante et croissante de notre système d’éducation. Créé pour offrir enfin à chaque enfant l’égalité des chances, disait-il, il s’était petit à petit déformé pour aboutir, au contraire, à une ségrégation organisée, une école des riches à l’existence séparée d’une école des pauvres, avec l’adhésion de l’État et des mieux nantis. Une honte nationale.

Le refus de ce legs aura été cinglant. Le 2 octobre, lors des funérailles nationales, pas une seule des allocutions de dignitaires n’a offert écho à son message essentiel. Puis le 14 octobre, souci de clarté, la ministre de l’Éducation a signé la formulation du refus. Il n’est pas question, a-t-elle fait savoir, de mettre en cause ce système dit d’écoles « à trois vitesses ». « Il revient aux familles de choisir ce qui leur convient le mieux. » Sa réaction n’était pas impromptue dans un couloir. Son cabinet a transmis une réponse précise à La Presse canadienne, de laquelle sont membres tous les médias du Québec. Donc l’équivalent d’une conférence de presse.

Le droit souligne l’importance d’un « inventaire après décès », qu’il est suggéré de consulter avant de décider ou non d’une renonciation. Titulaire de l’Éducation depuis un mois, la ministre, juriste elle-même, s’en est froidement dispensée. Or, l’inventaire existe, un trésor, car la pensée et le jugement de Guy Rocher en ces matières n’ont jamais cessé de fructifier et de dominer la science.

Depuis près de quatre décennies, une nette majorité de chercheurs, véritables héritiers du grand sociologue, ont mené les travaux qui, sous divers angles, ont mis au jour la réalité de ce qu’il faut bien appeler désormais une ségrégation. Leurs données, scientifiques, reposent sur des études de terrain, des comparaisons socio-économiques touchant les taux de réussite, les modes de sélection en usage dans les systèmes tant publics que privés, les suivis longitudinaux, entre autres.

Le portrait est sans équivoque, les preuves n’ont cessé de s’accumuler et de s’enterrer dans les documents et archives des gouvernements, tous partis confondus. Il faut y faire face : l’apparente liberté de choix dont se targue notre système d’éducation crée dans nos écoles, notamment au secondaire, une ségrégation sociale, économique et culturelle. Franchement dit, le Québec est la province où les élèves favorisés et défavorisés se côtoient le moins au Canada. Ils sont programmés, avec l’acquiescement tacite de l’État, pour s’ignorer au long de leur vie.

Les drames s’observent sur le terrain. Les jeunes éloignés des meilleurs programmes le paient en décrochage et réduction de leur estime de soi. Les enseignants chargés des classes dites « ordinaires » exercent leur métier dans des conditions déplorables et quittent souvent les lieux. Le stress social et financier des parents ne cesse de croître. Quant aux chances d’accéder à des études supérieures, elles ne sont prometteuses que pour les diplômés issus des voies qui reposent sur la sélection.

Les experts qui proposent des études comparatives ne sont pas tous domiciliés au Québec. L’UNESCO, où notre gouvernement est si fier d’occuper un strapontin, s’inquiétait en 2021 de l’effet inéquitable de notre système, et plus tôt cette année des chercheurs australiens ont présenté le Québec en contre-exemple du rôle d’intégration sociale que devrait assumer l’école.

L’entêtement obstiné à défendre l’indéfendable consolidait les observations de Guy Rocher, le poussait à dire haut et fort son indignation de même que sa désolation. Tout un beau monde a choisi d’ignorer sa parole.

Laissons-le s’exprimer, le cœur de son legs ayant ses droits. Il s’en ouvrait à la fin de sa conversation avec l’auteur — ici signataire — de l’ouvrage Séparés mais égaux : « Nous sommes revenus à un système scolaire injuste ! Le grand principe de l’égalité d’accès à l’éducation n’existe plus. C’est aussi simple que ça, malheureusement. On revient à une société qui accepte les inégalités, comme c’était le cas en 1950. Une société qui accepte qu’une partie de la population moins favorisée, qu’elle soit “de souche” ou immigrante, n’ait pas les mêmes chances. C’est comme si on reniait tout le travail qui a été fait par la Révolution tranquille à l’époque, ainsi que tous ceux et celles qui y ont contribué dans les institutions, dans le gouvernement, dans les collèges. »

« Pour moi, il y a une trahison. Et je suis persuadé que si les membres de la commission Parent vivaient toujours, ils penseraient comme moi. Nous étions tellement imprégnés de notre projet d’égalité et on a tellement voulu un enseignement public, accessible et gratuit de la maternelle à l’université… je pense qu’ils auraient la même colère que moi. »

Seul le malaise, disait-il, pourrait mener au changement. Ses héritiers réels sont encore au travail.


Christophe Allaire Sévigny et Lise Bissonnette, Le Devoir, 28 octobre 2025.

Photo: Marie-France Coallier / Archives Le Devoir

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