Le jour de boire est arrivé!
Dans L’ivresse de la Révolution (Grasset, 2021), le psychiatre et alcoologue Michel Craplet a proposé une singulière histoire des années 1789-1794, de la prise de la Bastille à la Terreur, en les envisageant sous l’angle du dérèglement de la mesure du boire.
En ce temps-là, le jour de gloire est arrivé. Mais surtout le jour de boire. Les historiens ont établi depuis lors que la prise de la Bastille a été précédée sur les deux rives de la Seine par une grande beuverie. Le 10 août 1792, le pillage des caves royales du palais des Tuileries est un épisode dont une oeuvre du graveur britannique Richard Earlom nous a laissé une image émouvante. De mémoire d’ivrogne, on n’a pas conservé le souvenir de buveurs plus délurés que les sans-culottes. Chacun prétendait alors boire à moindres frais et quotidiennement. Sous l’Ancien Régime, boire et chasser constituaient des privilèges seigneuriaux jalousés. À Paris et dans les profondeurs du vieux pays, le droit de chasse et le droit de boire se sont ainsi imposés comme des conquêtes complémentaires.
Vigneron à Séguret, au sud-ouest de Vaison-la-Romaine, Mathieu Léonard a prolongé à sa manière l’enquête historique de Michel Craplet en s’intéressant à L’ivresse des communards (Lux, 2022). On aimerait que de jeunes chercheurs se penchent à leur suite sur l’ivresse des poilus, celle des collabos ou celle des résistants. Car le vin coulait à flot dans les tranchées de Verdun mais aussi dans les locaux de la Carlingue, du côté de la sinistre rue Lauriston, ou encore sur les chars de la Libération. On l’aura compris, le vin est idéologiquement neutre : il a abreuvé les héros aussi bien que les salauds.
L’ivresse de la Révolution et L’ivresse des communards nous le rappellent. Michel Craplet, l’alcoologue, et Mathieu Léonard, le buveur de grand style qui produit un côtes-du-rhône taquin à partir de grenache, de carignan, de syrah et de mourvèdre, n’ont évidemment pas le même point de vue.
Quand il boit un verre de vin rouge, Mathieu Léonard s’interroge d’abord sur sa «capacité politique», comme aurait dit ce cher Pierre-Joseph Proudhon, important pendant les dix semaines qu’a duré la Commune. «Juste le temps des grandes vacances!», observait Georges Bernanos, si sensible à la joie enfantine de subversion de l’ordre établi. De son côté, Michel Craplet croit deviner l’enchaînement de catastrophes sociales que le vin rouge est capable de provoquer.
Entre les deux livres, les effrontés, espèce à laquelle appartiennent tant de mes lecteurs, auront deviné que mon coeur ne balance pas. Il y a un je-ne-sais-quoi de libre et de joyeux dans l’essai historique de Mathieu Léonard. Quelque chose de très rouge, partant de très français.
Contre la légende noire d’une Commune grise, l’historien souligne la convergence, toujours actuelle, du puritanisme de la droite bien-pensante et de l’hygiénisme de la gauche morale. C’est comme ça, et pas autrement, que je me suis mis à rêver d’un homme politique, peut-être d’une femme, inscrivant à son programme le vin à 30 sous.
Sébastien Lapaque, La Revue du vin français, no 661, juin 2022.
Illustration: Stéphane Manel