Le Devoir, 6 septembre 2011
Lire religieux – Bertrand Russell contre la religion
Le mathématicien et philosophe britannique Bertrand Russell (1872-1970), Prix Nobel de littérature en 1950, est un des grands penseurs du XXe siècle. Militant pacifiste, il s’est opposé à la bombe atomique et à la guerre du Vietnam.
Moraliste agnostique, Russell a publié, dans les années 1920 et 1930, quelques textes dans lesquels il critique durement les religions instituées et leur influence néfaste. Il s’en prend principalement au christianisme, mais n’épargne pas le bouddhisme, l’hindouisme, l’islamisme et même le communisme. Préfacé par Normand Baillargeon, Pourquoi je ne suis pas chrétien regroupe trois de ces textes polémiques, qui continuent de faire réagir.
Russell rejette d’abord les prétendues preuves rationnelles de l’existence de Dieu. Selon lui, les arguments de la cause première (tout ayant une cause, il faut bien en arriver à la cause première qui serait Dieu), de la loi naturelle, du dessein (le monde a été fait pour donner naissance à l’humain), du fondement de la morale (il n’y aurait ni bien ni mal si Dieu n’existait pas) et du remède à l’injustice ne tiennent pas la route.
Solidement menées, les réfutations de Russell se cantonnent toutefois à un rationalisme réducteur qui rejette toute approche métaphysique ou herméneutique. Quand il relève les «défauts de l’enseignement du Christ» en soulignant que ce dernier manquait d’humanité en professant une croyance à l’enfer et au châtiment éternel ou encore en se comportant de façon cruelle avec les porcs et un figuier, Russell s’en tient à une lecture littérale peut-être amusante, mais déloyale. Son propos, parfois, est même contradictoire. Il déplore, par exemple, que les croyants se courbent à l’église en se traitant de pécheurs, mais critique plus loin le message chrétien qui chante la grandeur de l’homme aux yeux de Dieu.
Les religions contre le progrès
Russell, par ailleurs, a raison d’insister sur le fait que, dans l’histoire de l’humanité, les Églises-institutions se sont trop souvent opposées au progrès moral et intellectuel. À ceux qui lui rétorquent déjà, dans les années 1920, que ce conservatisme malsain n’est plus ce qu’il était, le philosophe réserve une solide réplique. «Si le chrétien actuel est moins rigoureux, écrit-il, le christianisme n’y est vraiment pour rien. Cela est dû aux générations de libres penseurs qui, de la Renaissance à l’époque actuelle, ont rendu les chrétiens honteux de plusieurs de leurs croyances traditionnelles.»
À condition de changer le mot «christianisme» par le mot «Église», la formule vise juste. L’Église, en effet, n’a évolué vers le mieux que lorsqu’elle a été soumise à de rudes contestations. Or, ces dernières, et c’est ce que néglige de dire Russell, ont souvent été le fait de penseurs chrétiens honteux de leur institution oublieuse du message originel, ainsi que le démontre Frédéric Lenoir dans Le Christ philosophe (Points, 2009).
Russell prône une éthique sans religion. «La vie bonne, écrit-il dans son Ce que je crois, est celle qu’inspire l’amour et que guide le savoir.» Cela, évidemment, est juste et bon, mais nous donne envie de demander au philosophe si l’amour, contrairement à l’existence de Dieu, se prouve rationnellement.
Russell, qui attribue à la science des vertus d’instrument moral, admet d’ailleurs que, pour humaniser le monde, un certain sentiment «religieux» est nécessaire. «La vie consacrée uniquement à la vie est animale, écrit-il, sans aucune réelle valeur humaine, incapable de préserver de façon permanente les hommes de l’ennui et de l’impression que tout est vanité. Si la vie doit être profondément humaine, il faut qu’elle serve un but qui semble, en un certain sens, en dehors de la vie humaine, un but impersonnel et au-dessus de l’humanité, tel que Dieu, la vérité ou la beauté.»
Ce but, pour Russell, ne sera pas Dieu, mais «la recherche passionnée de l’amour, la quête du savoir et une douloureuse pitié devant la souffrance de l’humanité». Baillargeon, qui rapproche ce point de vue de ceux de Spinoza et Einstein, ne parle pas de religion, mais de «piété» russellienne. Cette position ne réhabilite pas les religions instituées, évidemment, mais nous pousse à conclure que la science ne disqualifie pas la métaphysique, serait-ce dans une version immanente, à l’heure du sens.
Louis Cornellier, Devoir, 5 septembre 2011