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6 juin 2009

La crise selon Vladimir Pozner: entre reportage et littérature

Le 4 janvier 1936, le New York Times publie une annonce d’une grande ingénuité. Son titre : Le monde des affaires n’est pas mauvais. La Grande Dépression a fait une réputation injuste aux hommes d’affaires, plaide la publicité imprimée sur deux tiers de page, en les présentant « comme inhumains, égoïstes, parasitaires, intéressés aux bénéfices et non aux hommes, à la propriété et non au progrès. Et cependant, existe-t-il au monde quelqu’un qui ait manifesté plus d’intérêt pour le genre humain et pour les problèmes de l’individu que le businessman américain ? »

L’histoire ne dit pas combien de lecteurs en sont restés pantois. En 1936, les États-Unis sont encore loin d’être sortis de la crise, malgré l’arrivée, trois ans plus tôt, de Franklin D. Roosevelt à la présidence américaine et malgré le New Deal. Effondrement boursier, bancaire et industriel, taux de chômage stratosphérique… Il faudra en fait attendre l’odieux coup de pouce de la Seconde Guerre mondiale pour que le monde retombe sur ses pieds.

Dans l’intervalle, le peuple en colère s’est organisé. Une époque exceptionnelle au plan de la mobilisation sociale. La gauche, pour ne pas dire la gauche communiste, prend racine dans les milieux populaires, ce dont se souviennent, non sans nostalgie, les Howard Zinn et Noam Chomsky de ce monde. Rien à voir, à ce titre, avec la crise actuelle.

Durée de la cupidité

La cupidité de Wall Street ne date pas d’hier. « Pas mauvais », le monde des affaires? Il faut lire Les États-Désunis, de l’écrivain français d’origine russe Vladimir Pozner, passionnante chronique de la vie américaine de l’année 1936 dont la maison québécoise Lux vient d’obtenir les droits de réédition (une belle prise !), pour se rendre compte à quel point le monde calque aujourd’hui, avec une précision déconcertante, non seulement les péchés qu’il a commis il y a 80 ans, mais aussi la façon de les penser.

Voici que Pozner rencontre l’auteur John Dos Passos qui « cherche ses mots comme si, au lieu de parler, il écrivait ». Il l’interroge sur la crise. Réponse : « Le capitalisme subit des transformations. Les événements échappent aux théories et les devancent. Ils n’ont pas de nom, ces événements, on ne les a pas encore baptisés. » Dos Passos pourrait faire à peu près la même réponse aujourd’hui. « La politique est devenue aux États-Unis une espèce de jeu de baseball. Il y a des professionnels de la politique comme il y a des professionnels du baseball. Un autre business, comme il y en a tant en Amérique », dit-il encore. La roue, ça ne se réinvente pas.

Publié pour la première fois en 1938, Les États-Désunis ont immédiatement été remarqués pour la nouveauté de sa forme : entre reportage et littérature, Pozner invente un genre littéraire singulier, à la lisière de l’« inventaire du monde et [de l’] invention du roman », selon la formule de l’écrivain espagnol Jorge Semprún. Montage, collage, mosaïque, prose documentaire, littérature factuelle… Le procédé ne se laisse pas définir si facilement, d’autant moins que le propos possède une grande unité de ton.

L’écrivain-poète-militant de gauche-grand reporter est un lecteur avide de journaux, à commencer par le Daily Worker. Il plonge la tête la première dans l’âme américaine, s’installant chez des amis à Harlem dont il décrit la vie quotidienne, racontant les briseurs de grève de l’agence Pinkerton, l’exploitation des travailleurs des mines de la Virginie occidentale, défilant sur Wall Street. Il suit le procès en divorce intenté par son mari à une certaine Mme Eaton, qui a commis « l’imprudence de penser », prête sa voix littéraire à Ruby Bates, une jeune femme qui refuse de se faire complice du mensonge raciste des autorités qui veulent la faire passer pour la victime d’un viol commis par neuf garçons noirs. C’est l’« affaire de Scottsboro » : « J’ai connu des Noirs depuis que je suis née, raconte Ruby. Il y en avait trois ou quatre à l’usine de Huntsville où j’ai commencé à travailler. J’avais à leur égard un complexe d’infériorité [sic]. Je pensais qu’ils étaient inférieurs aux Blancs. On me l’avait appris à l’école, je ne l’aurais jamais trouvé toute seule. »

Communiste, Vladimir Pozner ? « Il ne se définissait pas comme tel, mais si on lui posait la question, il répondait oui, dit son fils André, joint la semaine dernière à Paris. De toute façon, ce n’était pas le genre de type à se définir, en fait. Il ne parlait pas tellement de lui-même. » Comme sa prose.

Un écrivain aussi important que discret, écrit l’éditeur en quatrième de couverture. Discret ? Sa biographie donne plutôt l’impression du contraire. Comme s’il avait été de tous les grands événements du XXe siècle et qu’il avait rencontré tout le monde.

Né en 1905, décédé en 1992, il fut scénariste à Hollywood, ami de Brecht, Picasso, Oppenheimer, Chagall, Bunuel, Chaplin… Par ses parents, sa vie a oscillé entre la France et la Russie. En 1917, à Petrograd, la révolution passe littéralement sous ses fenêtres. Il est proche de Gorki, fréquente Maïakovski, devient poète en russe. Il retourne en France dans les années 20 où il devient écrivain de langue française (Tolstoï est mort, en 1935 ; Le Mors aux dents, en 1937). En 1939, il travaille à la libération des intellectuels républicains espagnols détenus dans les camps français. Antifasciste notoire, juif, il s’exile aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale. Dès la Libération, il revient à Paris où, à partir de 1947, avec sa femme Ida, il accueille des cinéastes américains victimes du maccarthisme. En 1962, Le Lieu du supplice, chroniques de la guerre d’Algérie, lui vaut un plasticage à domicile de l’OAS et un long coma. Il survit, comme lui ont très bien survécu ses États-Désunis.

Guy Taillefer, Le Devoir, 6 et 7 juin 2009

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