Le Devoir, 4 juin 2011
Livre référence:
La bombe
Les bombes et la Toile comme armes
Auteur du succès de librairie Une histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours (Lux, 2006), le célèbre historien et intellectuel de gauche américain Howard Zinn était bombardier pendant la Seconde Guerre mondiale. À la mi-avril 1945, il déversait du napalm sur la ville française de Royan, près de Bordeaux, afin d’anéantir une garnison allemande. De retour dans son pays quelques mois plus tard, il se réjouit quand il apprend qu’une bombe atomique a été larguée sur Hiroshima, le 6 août 1945. Pour lui, cet événement annonçait la fin de la guerre et sa démobilisation.
Un an plus tard, il lira un reportage de John Hersey, un des premiers journalistes américains à se rendre à Hiroshima après le bombardement, paru dans le New Yorker. Les témoignages de survivants recueillis par Hersey bouleverseront Zinn. Il découvrira alors l’horreur absolue des bombardements aériens et fera tout pour partager sa prise de conscience avec ses compatriotes.
L’immoralité des bombardements
L’opuscule La Bombe, qui paraît en français à titre posthume puisque Zinn est mort en 2010, contient deux courts essais qui illustrent la profonde immoralité de la stratégie des bombardements aériens. Le premier, publié en 1995, traite du cas d’Hiroshima et le second, publié en 2010, revient sur le bombardement de Royan. «Il ne s’agit pas, insiste l’historien, que de réfléchir à un drame irréparable, appartenant au passé et ayant touché autrui: la question nous concerne tous, aujourd’hui témoins d’atrocités qui, bien qu’elles s’en distinguent par leurs détails, équivalent moralement à celles qu’ont subies Hiroshima et Nagasaki.» Des civils, en effet, meurent aujourd’hui, en Afghanistan et en Libye, sous les bombes de l’OTAN. Le Canada, membre de cette organisation, s’apprête à dépenser des milliards pour acheter des avions de guerre.
Les fascistes suscitaient l’indignation, rappelle Zinn, parce qu’ils se livraient à des bombardements aveugles de civils. Les Alliés, en Allemagne et au Japon, en ont fait autant. «Si le terme « terroriste » a la moindre signification, précise l’historien, il s’applique parfaitement aux bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki», comme à ceux de Cologne, de Francfort et d’Hambourg. Justifiés par une logique de représailles, ces bombardements font «comme si l’attaque de Pearl Harbor avait été commise par les enfants d’Hiroshima ou que les chambres à gaz avaient été administrées par les réfugiés s’entassant à Dresde». Cette violence de masse, a-t-on dit alors comme on continue de le dire aujourd’hui, était nécessaire pour combattre le fascisme. «Nous devrions maintenant savoir, réplique Zinn, que l’horreur des moyens est toujours certaine tandis que la pertinence des fins ne l’est jamais.»
L’historien montre, en effet, que, à l’été 1945, les Japonais cherchaient à capituler sans perdre la face et que l’horreur atomique n’était pas nécessaire. Les États-Unis ont donc «exterminé 200 000 personnes dans le but d’affirmer leur puissance» et de tester leurs nouvelles armes. À Royan, de même, les Allemands étaient prêts à se rendre. L’attaque au napalm de la ville était donc stratégiquement inutile.
Pour l’historien, toutefois, l’enjeu de cette discussion est d’abord moral. «Peut-on, demande-t-il, justifier les atrocités que les bombardements massifs caractéristiques des guerres modernes infligent à des centaines de milliers d’êtres humains par des « nécessités » d’ordre militaire, stratégique ou politique?» Si nous croyons, comme Zinn, que la réponse est non, parce que la vie des autres vaut la nôtre, nous avons le devoir, avec nos modestes moyens de citoyens, de le faire savoir à ceux qui commettent ces atrocités en notre nom.
Aux commandes de son avion, au coeur de l’action, le bombardier Zinn répandait la mort la conscience tranquille. C’est comme citoyen qu’il a pris conscience de l’immoralité de ses actions militaires. En racontant son évolution morale avec clarté, intelligence et émotion, il nous invitait, encore un mois avant sa mort, à briser notre indifférence meurtrière.
Louis Cornellier, Le Devoir, 4 juin 2011