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24 janvier 2016

Le Devoir, 29 janvier 2011

Livre référence:
Il y a trop d’images

Essais québécois – Bernard Émond ou le droit à la tragédie

Le cinéaste Bernard Émond ne tourne ni n’écrit pour divertir ou faire rire. Même s’ils comportent leur part de lumière, ses films et ses textes sont empreints d’une gravité qui impose l’esprit de sérieux. Il s’agit, pour lui, de «s’approcher de ce qui importe», de «défendre le droit à la tragédie, ainsi que le droit au refus de l’artifice». Au divertissement, qu’il assimile à un refus du réel et de la responsabilité, le cinéaste oppose l’attention, la présence «au monde, à sa beauté, à sa douleur».

Bref recueil de «textes épars» publiés entre 1993 et 2010, Il y a trop d’images est un peu la version essayistique de l’oeuvre cinématographique de Bernard Émond. On y retrouve, sous forme de prose d’idée, l’intensité et la profondeur qui habitent La Neuvaine, Contre toute espérance et La Donation, les trois films qui composent la trilogie des vertus théologales.

Le constat que dresse Émond de l’état actuel de la société québécoise est sombre. Il évoque «un recul désastreux des valeurs humaines et spirituelles», un recul de l’idée de bien commun, le triomphe de la culture de masse d’inspiration américaine et de «l’endoctrinement publicitaire». Notre héritage chrétien, note-t-il, s’est effacé devant «la progression de l’hédonisme individualiste, du consumérisme et de la culture de masse». Nous sommes peut-être libérés, mais nous nous retrouvons «isolés, désorientés et accablés par le sentiment irrémédiable d’une perte de sens». Émond est tenté par l’idéalisation d’un passé dans lequel les traditions étaient pourvoyeuses de sens, mais il ne propose pas un illusoire retour en arrière. Sa «nostalgie de la transcendance perdue» l’incite toutefois à rechercher «ce qui est devenu invisible dans un monde encombré d’images».

Il y a un paradoxe, pour un cinéaste, à déclarer qu’il y a trop d’images. On saisit mieux la formule quand on comprend que ces images trop nombreuses sont celles qui relèvent de «l’imagerie commerciale», celles dont le seul objectif est de nous distraire du monde. Pourquoi, dans ces conditions, en rajouter? Pour, justement, renouer avec la fonction artistique de l’image, qui consiste à «parvenir à une véritable attention au monde». «Pendant toute ma vie de cinéaste, déclare Émond, j’ai eu la conviction qu’on devait faire des films « pour » quelque chose, quelque chose qui serait comme au-dessus des films, qui les justifierait, et sans quoi le cinéma ne serait qu’une technique perfectionnée du mensonge.» C’est ce «quelque chose» de transcendant que l’essayiste cherche à cerner, à dire, dans les courts textes très denses de ce recueil.

Au coeur de La Neuvaine, explique Émond, se trouve l’opposition entre la mort «sensée» de la grand-mère de François et les morts «insensées» d’une mère et de son enfant. L’enjeu de la croyance habite le récit. «D’une certaine manière, écrit le cinéaste, dans La Neuvaine, Dieu parle. Il parle par la beauté de la nature, par la bonté de François, par la sagesse de la grand-mère. Mais la vraie difficulté de croire ne réside-t-elle pas dans le silence de Dieu?» Sommes-nous seuls? Dès lors, comment espérer? Ce grand film, rappelons-le, a été nommé, à l’automne 2010, film québécois de la décennie 2000 par l’Association québécoise des critiques de cinéma.

Contre toute espérance, deuxième film de la trilogie, a été accueilli avec quelques réserves. La charge politique, a-t-on dit, manquait de subtilité et l’ensemble était «trop noir». Émond reconnaît que les premières minutes du film, qui montrent le bonheur du couple, sont plus faibles. Le sirop publicitaire, déplore-t-il, a rendu la vie heureuse difficile à filmer, raison pour laquelle il faut «réapprendre à filmer le bonheur humain, ces moments qui échappent par miracle à l’implacable machine à désirer qu’est devenue la société contemporaine».

Pour le reste, Émond défend son film avec ardeur. La réalité du travail et celle des rapports sociaux imposés par les entreprises sont trop souvent absentes du cinéma, comme si elles étaient devenues socialement impossibles à montrer. Le cinéaste soutient que ce qu’il en montre dans Contre toute espérance n’a rien de «chargé» et que ceux qui croient le contraire «devraient s’interroger sur le milieu où ils vivent, sur les gens qu’ils fréquentent et sur la connaissance réelle qu’ils ont de milieux étrangers à ceux dans lesquels ils frayent de coutume».

L’art qui bouscule

A-t-on le droit, demande Émond, de faire des films sombres, des romans noirs, des pièces désespérantes? Le cinéma tel qu’il le conçoit, répond-il, est un art, et «l’oeuvre d’art nous bouscule, elle nous arrache à nous-mêmes, à nos habitudes, à notre confort intellectuel, à nos partis pris», là où le divertissement se contente de nous ramener sans cesse à nous-mêmes. Est-il pessimiste de faire des films «désagréables», qui n’hésitent pas à plonger au coeur de la noirceur du monde? «Voir le mal là où il se trouve, réplique Émond en s’inspirant d’une formule de Rossellini, c’est le contraire du cynisme, dont l’intelligence désabusée s’arrange plutôt bien de la misère du monde. Voir le mal là où il se trouve, c’est refuser le défaitisme et croire, peut-être naïvement, qu’on peut quelque chose au monde et que l’indignation n’est pas inutile.»

Une question fondamentale traverse la trilogie filmique d’Émond: comment vivre sans foi dans le Québec contemporain en perte de sens? C’est Pierre Vadeboncoeur, dans une lettre, qui souffle la réponse au cinéaste agnostique. «La foi, écrit-il, pointe vers l’infini, vers ce qui nous dépasse absolument. L’être, Dieu peut-être, selon le nom consacré.» C’est cette foi, cette transcendance qu’il est incapable de nommer mais dont il sait qu’elle appelle un engagement à l’égard du réel, que cherche à évoquer l’oeuvre de Bernard Émond. «Je crois qu’il faut servir», fait-il dire au vieux docteur Rainville de La Donation, en guise de «réponse totalement laïque» à cette question.

Bernard Émond est un moraliste au sens noble du terme, à la façon des Vadeboncoeur et Falardeau, deux hommes qu’il admire. Aussi ardente mais plus transparente que celle du premier, aussi véhémente mais moins rugueuse que celle du second, sa prose brise l’indifférence qui tue.

Louis Cornellier, Le Devoir

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