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24 janvier 2016

Le Devoir, 24 décembre 2009

Livre référence:
Histoire de la Révolution mexicaine

Carranza, ou les faces du pouvoir

À retenir
Histoire de la Révolution mexicaine de Jesus Silva Herzog
Traduit de l’espagnol par Raquel Thiercelin-Mejias
Lux éditeur
Montréal, 2009, 319 pages

Dans la très belle et classique Histoire de la Révolution mexicaine que Lux éditeur nous a proposée cet automne (recensée dans ces pages par Michel Lapierre), et qui est un de mes livres de l’année, je trouve un passage qui, pour moi, décrit un moment-clef, peut-être le point de bascule de toute l’affaire. On est en 1914, le président Madero a été renversé et assassiné, Huerta, l’usurpateur galonné, occupe le fauteuil présidentiel, mais le gouverneur d’un petit État du Nord, le Cohuitla, a refusé de se rallier. Venustiano Carranza, un homme de la classe moyenne aisée, sage et énergique, d’une grande culture historique, se retrouve donc à la tête de ce qui deviendra l’armée constitutionnaliste et dont l’objectif premier est le départ du dictateur et le rétablissement de la légalité. Un commandement qui fait de lui, de facto, le Primero Jefe des forces révolutionnaires.

«Si l’histoire bégaie, au Mexique, du moins, c’est avec grandiloquence qu’elle bute sur les mots et les morts», écrivais-je le printemps dernier à propos d’un autre ouvrage, Coulée de sang, sur l’interminable parenthèse porfiriste. De fait, l’histoire mexicaine est généreusement jalonnée de manifestes, de plans, de proclamations. Madero a eu son Plan de San Luis, Zapata a déjà son Plan de Ayala, il faut à Carranza le sien. Ce sera le Plan de Guadalupe. Lorsque lecture en est faite aux troupes, il y a d’abord comme une gêne. Eux se battent pour la terre, des salaires, un nouvel ordre social. Mais leur chef est un pragmatique. Pas un paysan en sandales comme Zapata. Il semble avoir compris une chose: changer le monde et marquer l’histoire ne sont pas des entreprises qui reviennent au même, l’important n’étant peut-être pas tant d’avoir des idées que de connaître les hommes. À Guadalupe, tandis qu’il regarde les siens amender fiévreusement et dans la plus grande confusion son beau plan, lequel consiste pour l’essentiel à prendre le pouvoir, il sait déjà que seule une large coalition a des chances de l’asseoir dans le fauteuil qu’il convoite. C’est pourquoi il met fin à la récréation:

«Vous voulez donc que la guerre dure deux ans, cinq ans? Or, elle sera d’autant plus brève qu’il y aura moins de résistances à vaincre. Les grands propriétaires, le clergé, les industriels sont plus puissants que le gouvernement de l’usurpateur. Il faut d’abord en finir avec celui-ci et ne nous attaquer qu’ensuite aux problèmes qui vous passionnent tous à juste titre.» Les jeunes loups protestent qu’eux sont bien prêts à se battre dix ans s’il le faut. Ils finissent par s’incliner contre la promesse «d’établir un vaste programme social, aussitôt après la victoire». La voici, la charnière qui parfois ouvre sur les charniers, juste là: après. C’est le mot qui se trouve au coeur de toutes les révolutions.

L’indice vaut ce qu’il vaut, mais Carranza ne figure pas dans mon Larousse. Villa, si. Zapata aussi. Le premier est devenu un personnage, entré dans la légende avec un peu d’aide de la part du journaliste gringo John Reed et des médias américains en général, sous les traits du génial stratège de la Division del Norte, dont la cruauté n’avait d’égales que la candeur enfantine et l’impulsivité larmoyante. Une caricature d’émotivité latine, dont l’aura (un mélange de Bon Sauvage et de Napoléon du désert de Chihuahua) a rejeté dans l’ombre les exploits de toute une brochette de généraux révolutionnaires de valeur. Obregon, pour un, va infliger au Lion de Durango quatre écrasantes défaites de suite pour l’éloigner définitivement du Palacio Nacional. Quant à Zapata, que sa guérilla inspirée amène aux portes du palais, l’intransigeance même de sa revendication agraire va suffire à le tenir éloigné du fameux fauteuil. La pureté de sa position historique sera éventuellement récompensée par un statut de martyr et les traits hollywoodiens de Marlon Brando.

Un témoin

Le livre de Silva Herzog, souvent témoin de première main des événements qu’il commente, aide à faire la part de ces mythes et de l’incroyable embrouillamini de troupes et de chefs dont va finir par émerger, en véritable Primero Jefe cette fois, Venustiano Carranza. Qui se voit ainsi arrivé à la tête de la première révolution triomphante du vingtième siècle. Abondamment cités — parmi toute une variété d’autres documents qui rendent cette lecture aussi éclairante que bien vivante —, ses discours de l’époque montrent qu’il croyait à l’exemplarité de la Révolution mexicaine: «[…] j’affirme que les lois doivent être universelles, et tout ce qu’ici nous avons conquis comme une vérité, tout ce que la loi humaine suppose de bien-être aussi bien au Mexique qu’en Afrique, la lutte éternelle de l’humanité, tout a été fait au nom du bien-être, au nom de l’amélioration, au nom de la grandeur des peuples, et toutes ces grandes secousses n’ont eu pour objet que le bien-être des collectivités.» Or cette universalité va peut-être encore plus loin que le Premier Chef ne peut le penser…

Le rêve de Lénine, autre aspirant à l’exportation de la justice universelle, se brise quelques années plus tard sur la révolte des marins de Kronstadt. Attendez… «après la victoire», avait promis Carranza à ses affamés de pain et de terre. Le problème, c’est que le taux du peso et le pouvoir d’achat du péon et de l’ouvrier ne s’ajustent pas automatiquement aux injonctions de l’Humanité en marche. Alors Carranza, pour mater une grève générale des syndicats, va recourir à un procédé que même Herzog, qui l’admire, est obligé de qualifier de «draconien, inouï, monstrueux». Le «funeste décret» prévoit la peine de mort pour les grévistes des usines et entreprises destinées aux services publics. On dirait un coup de sang. Comme si c’était dans la nature même du pouvoir de monter à la tête… Mais ce retournement d’une révolution («mouvement en courbe fermée», dit le Robert) sur elle-même est sans doute une figure obligée, le signal qu’elle a bien lieu. Ayant ainsi bouclé la boucle, Carranza pourra laisser derrière lui tout un train de mesures progressistes et raisonnables, et mourir assassiné, comme Villa, comme Zapata, y que vive la Revolución…

Louis Hamelin, Le Devoir
24 décembre 2009

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