Le Devoir, 20 octobre 2012
Livre référence:
Privé de soins
Alain Vadeboncoeur ou l’engagement pour la santé
Fils du regretté écrivain et syndicaliste Pierre Vadeboncoeur et de Marie Gadoury, une travailleuse sociale engagée, le docteur Alain Vadeboncoeur, comme ses parents, se bat pour la justice sociale. Il publie, ces jours-ci, Privé de soins. Contre la régression tranquille en santé, un important essai qui se porte avec ardeur et sensibilité à la défense du système de santé public québécois.
Le grand intérêt de cet ouvrage tient à ce qu’il offre un point de vue informé, argumenté et de gauche sur le sujet. Communicateur sympathique mais un peu ennuyeux à l’écran — il est vrai que parler de 15-20 maladies en une heure, comme le veut le concept des Docteurs (Radio-Canada), n’est pas l’idée du siècle —, Alain Vadeboncoeur est diablement plus captivant en essayiste engagé.
Cette idée d’engagement, d’ailleurs, est au coeur de sa démarche. Le « métier » de médecin, écrit-il, est certes un des plus beaux et « fait [sa] joie depuis plus de 22 ans », mais il s’accompagne d’un devoir fondamental. « La médecine, explique l’essayiste, est un pacte social et non un partenariat d’affaires. »
Notre société respecte et valorise les médecins, elle paie leur formation et leur offre un encadrement professionnel de haute qualité. « Les médecins en sont redevables, même s’ils ont tendance à l’oublier, insiste Vadeboncoeur. Plusieurs agissent comme des affranchis qui se seraient construits eux-mêmes, leurs qualités personnelles expliquant entièrement leur réussite et leur position sociale. Ils se sentent libres d’agir et de décider qui, où et quand ils vont soigner. Mais cette liberté n’est qu’une illusion, une fausse perspective en fait : le médecin n’a d’autre choix que de s’engager, car il doit presque tout à la société dont il est issu. Une vie médicale réussie, c’est d’abord ce grand engagement. » Admettez que lire une telle profession de foi sous la plume d’un médecin fait déjà du bien et rassure : non, Amir Khadir n’est pas seul ; ses collègues regroupés dans l’organisation Médecins québécois pour le régime public, dont Vadeboncoeur est le président, sont avec lui.
La solidarité humaine
L’engagement d’un médecin consiste bien sûr à aider les gens en les soignant et en les soulageant, mais cela ne suffit pas. Les principaux déterminants de la santé et de la longévité, rappelle Vadeboncoeur, sont socioéconomiques : revenu, statut social, conditions de travail, éducation, environnement social et physique, habitudes de vie et réseau de soutien.
Par conséquent, pour être vraiment fidèles à leur mission, les médecins doivent « s’engager afin d’influer aussi sur les déterminants de la santé que je viens de citer, auxquels la solidarité humaine contribue bien davantage que la confrérie médicale, insiste Vadeboncoeur. Et dans cette solidarité concrète, la part qui devrait tenir le plus à coeur aux médecins, à tous les médecins, c’est notre système de santé public lui-même ».
Ce système n’est pas parfait, reconnaît le médecin militant en pointant l’attente à l’urgence, les difficultés d’accès à un médecin de famille, le manque d’infirmières et les délais pour passer un test ou subir une chirurgie. Il accomplit néanmoins son devoir avec une appréciable efficacité.
En 30 ans, par exemple, la mortalité prématurée a connu une baisse de 49 % au Québec (qui se classe parmi les meilleurs du monde à ce chapitre). De plus, les patients traités sont largement satisfaits des soins reçus. « Se pourrait-il que la propension de nos médias à mettre en avant les failles du système contribue à forger une opinion publique particulièrement négative ? », demande Vadeboncoeur, qui détruit du même souffle l’argumentation selon laquelle les dépenses publiques en santé exploseraient et nous mèneraient dans un gouffre financier.
La solution consistant à faire entrer plus de privé dans l’équation (au Canada, la proportion est déjà de 30 %), pour supposément sauver le système, serait catastrophique pour le bien commun, explique le médecin. Elle coûterait, au total, plus cher et donnerait préséance à ceux qui ont des moyens plutôt qu’à ceux qui ont des besoins.
Vadeboncoeur cite des études qui montrent que les frais de gestion sont plus élevés dans le secteur privé, que les normes de qualité y sont plus basses et que les tests inutiles (bilans de santé, tapis roulants, scans et autres radios en prévention) mais payants y sont légion. Le privé, ajoute-t-il, soigne moins de patients, choisit les patients faciles, c’est-à-dire riches et en santé, au détriment des malades et refile ses pots cassés et les cas lourds au public. « J’aime mieux, conclut Vadeboncoeur, un système de santé imparfait, mais juste, qu’un système de santé plus parfait pour certains et moins pour d’autres. »
Des solutions
Le médecin militant ne se contente pas de défendre l’actuel système public. Il avance des solutions visant à l’améliorer. Il invite d’abord les bien-portants à ne pas médicaliser leurs petits bobos (« cette pédagogie devrait débuter à l’école secondaire »). Il propose de revoir la manière dont les soins sont offerts pour faire en sorte que les spécialistes ne fassent pas des gestes qui reviennent aux omnipraticiens et que ceux-ci délèguent des tâches à des infirmières.
La pertinence des soins, poursuit-il, doit être analysée. Actuellement, de nombreux gestes médicaux (tests diagnostiques, dépistage, colonoscopies préventives) sont réalisés en pure perte. La pertinence des médicaments est aussi dans sa mire. Vadeboncoeur plaide d’ailleurs pour un régime public et universel d’assurance-médicaments. Il rappelle, enfin, la nécessité d’une saine prévention (manger mieux, fumer moins, faire de l’exercice), qui passe d’abord par une meilleure redistribution de la richesse.
La réflexion présentée dans ce livre doit beaucoup, notamment, aux importants ouvrages Le privé dans la santé (PUM, 2008), d’un groupe d’experts québécois en administration de la santé, et Le dernier des bien-portants (PUL, 2008), du médecin américain Nortin M. Hadler, deux ouvrages déjà encensés dans cette chronique. Ce que Vadeboncoeur apporte au débat, c’est le point de vue incarné et costaud d’un médecin québécois engagé qui, comme Jacques Ferron, a choisi le parti « des gens ordinaires ».
Louis Cornellier, Le Devoir, 20 octobre 2012