Le Devoir, 19 mars 2013
Livre référence:
Nous sommes ingouvernables
L’anarchisme sous tous ses angles
Ils sont anticapitalistes et antiracistes, écolos, féministes, et syndicalistes. Ils n’ont ni dieu ni maître, sont opposés à toute forme de pouvoir. Ils sont solidaires.
Fluide, voire insaisissable, le mouvement anarchiste est pourtant bien vivant au Québec. On l’a vu lors du printemps érable de l’année dernière. Ou encore, vendredi dernier, à la manifestation contre la brutalité policière qui s’est soldée par 250 arrestations, à Montréal.
Un groupe d’auteurs vient de lui consacrer un collectif, Nous sommes ingouvernables, aux éditions Lux. On y aborde l’anarchisme sous tous ses angles. Marc-André Cyr et Anna Kruzynski, l’un étudiant et historien des mouvements sociaux et l’autre professeure à l’École des affaires publiques et communautaires de l’Université Concordia, se réclament tous deux du mouvement anarchiste. Pour eux, les arrestations de vendredi dernier sont une manifestation d’une intolérance croissante de l’État, et d’une montée de l’opinion publique en faveur de la police.
« Je crois que l’État veut arrêter le mouvement qui a commencé avec le printemps érable. Le gouvernement péquiste ne veut pas que ça reprenne. Il y a une tentative de casser le mouvement », dit Anna Kruzynski. Il faut dire que le printemps érable a permis de laisser entrevoir le « potentiel » anarchiste de la population québécoise, souligne-t-elle.
« Au printemps, on a vu qu’il y avait un potentiel humain. […] On a vu des gens qui sont sortis en masse dans les rues avec les casseroles. Ça a été le plus grand mouvement de désobéissance civile dans l’histoire du Canada. […] On l’a vu avec les assemblées populaires autonomes de quartiers, où les gens se sont organisés avec leurs voisins et voisines ».
Pourtant, le mouvement anarchiste ne recrute pas. « On n’est pas un mouvement politique qui vend des cartes de membres », explique Marc-André Cyr. Le mouvement anarchiste se régénère plutôt par « pollinisation » des idées, dit Anna Kruzynski.
Pour elle, il y a en gros deux pendants à l’action anarchiste. « Il y en a un qui est, oui, de perturber l’ordre établi, parce que les systèmes sont forts et très bons pour s’adapter, et qu’ils vont continuer à s’adapter. Mais en même temps, c’est de construire des espaces d’émancipation qui reflètent les valeurs de justice sociale et d’autonomie aussi basées sur des principes d’autodétermination et d’auto-organisation ».
Les anarchistes, quant à eux, sont partout, poursuit-elle. Elle cite différents groupes qui sympathisent volontiers avec cette bannière. No One Is Illegal, et Solidarity Across Borders, qui défendent entre autres les droits des réfugiés. « Il y a des médecins et des avocats anarchistes qui veulent offrir des services aux sans-papiers », dit-elle. Politi-Q, qui défend les queers et transgenres. Le Collectif opposé à la brutalité policière. Le Projet accompagnement solidarité Colombie, affilié aux mouvements sociaux colombiens. L’Union communiste libertaire. International Workers of the World, un syndicat sans accréditation qui organise des piquets de grève spontanés pour défendre des travailleurs non syndiqués qui ont perdu leur emploi, par exemple. « Ils l’ont fait dans plusieurs pizzerias de la rue Saint-Denis », relève Marc-André Cyr. Chez les écologistes, on trouve encore le mouvement Liberterre, Les Jardins de la résistance, où on fabrique des paniers biologiques sans passer par l’intermédiaire d’Équiterre, la revue Mauvaises herbes. Parmi ceux qui récupèrent de la nourriture dans les poubelles, il y a People’s potato, the Midnight Kitchen, ou encore Food not Bombs. Le collectif Les Sorcières regroupe quant à lui des féministes anarchistes depuis 1999.
La violence, un outil
« Moi je suis anarchiste, j’ai 40 ans, un enfant de 4 ans, j’habite à Pointe-Saint-Charles, j’habite dans une coop d’habitation, je suis professeure d’université, raconte Anna Kruzynski. Mais il y en a toute une gamme, dans tous les milieux. Il y a des anarchistes dans le mouvement étudiant, il y a des anarchistes qui sont impliqués dans leurs quartiers, dans leur syndicat, dans les groupes d’environnementalistes. Et il y a des anarchistes qui ne sont pas nécessairement impliqués dans les groupes. Fondamentalement, ce qui importe pour les anarchistes, c’est que ça ne soit pas d’autres personnes qui prennent des décisions pour eux. »
Encore et toujours, le mouvement anarchiste est confronté à l’épineuse question de la violence. « L’émeute est l’expression du mal », écrit Marc-André Cyr, en amorce d’un article « Feu sur la Belle Province, les anarchistes et les émeutes », publié dans le livre. Pourtant, elle est généralement considérée, dans le mouvement anarchiste, comme un outil, dit-il en entrevue.
« C’est que la violence, c’est un outil, c’est un mode d’action. On ne peut pas être pour un outil à 100 %, ou contre un outil à 100 %, c’est comme être pour ou contre un marteau ou une égoïne. Ça ne marche pas. On est pour l’égoïne quand on a besoin d’une égoïne, ou pour un marteau quand on en a besoin. De façon générale, les anarchistes vont considérer que c’est un faux débat, une fausse question. Est-ce que c’est violent de briser la vitrine d’une banque ? Si on met les choses en contexte, on se rend compte que la violence est là avant que la vitrine soit cassée. Que, quand elle n’est pas fracassée cette vitrine, il y a des gens qui perdent leur emploi, qui sont acculés à la pauvreté, dont la maison est saisie par ces mêmes banques. On ne parle jamais de cette violence-là. […] Les anarchistes luttent contre cette violence. Ce n’est pas vrai que les anarchistes sont violents. Ils tentent par tous les moyens nécessaires de ne pas reproduire la violence et d’y résister à la fois. »
« C’est une tactique l’action directe, poursuit Marc-André Cyr. Des fois, on est pour, ou contre. Ce n’est pas toujours le moment d’utiliser ces actions-là. Seulement, les anarchistes ne vont jamais moralement ou éthiquement dénoncer ces actions-là, parce qu’éthiquement ils dénoncent justement une violence vraiment plus grande et plus importante que celle de l’action elle-même. »
– Caroline Montpetit, Le Devoir, 19 mars 2013.