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24 janvier 2016

Le Devoir, 12 et 13 avril 2008

Livre référence:
Sur les traces de l’anarchisme au Québec (1860-1960)

Un militant de Québec retrace une facette méconnue de l’histoire de la gauche québécoise

Depuis une dizaine d’années, à la faveur, notamment, du développement du courant altermondialiste, le mouvement anarchiste fait un peu parler de lui au Québec. Porté par les voix de deux intellectuels solides—Normand Baillargeon et Francis Dupuis-Déri—dont les interventions multiples et efficaces en faveur du développement de l’esprit critique et du pacifisme ont eu un certain retentissement, par le journal satirique Le Couac et par la maison d’édition Lux, le discours de cette gauche libertaire, quoique toujours marginal, a su se faire entendre dans notre paysage.

S’agit-il là d’un phénomène de génération spontanée ou de la manifestation la plus récente d’une tendance ayant un ancrage dans notre histoire ? Existe-t-il, autrement dit, quelque chose comme une tradition anarchiste au Québec ? C’est là, à tout le moins, la thèse solidement développée par le militant libertaire Mathieu Houle-Courcelles dans Sur les traces de l’anarchisme au Québec (1860–1960).

« L’histoire officielle du mouvement ouvrier, écrit-il, n’a à peu près rien retenu de l’influence exercée par les anarchistes sur le syndicalisme et les mouvements sociaux. » Pourtant, ajoute-t-il, ce courant « était bel et bien présent au Québec dès la fin du XIXe siècle », même s’il « a laissé bien peu de traces tangibles de sa présence ». Aussi, c’est à la recherche de ces traces que s’est attelé le militant de la région de Québec, convaincu que « les libertaires ne pourront compter que sur leurs propres moyens pour relater et faire découvrir l’histoire de leur courant de pensée ».

Identifié à la gauche (et parfois à la droite, mais c’est un autre débat), l’anarchisme se distingue néanmoins du socialisme traditionnel « par sa critique implacable des différentes formes d’autorité illégitime qui entravent cette transformation radicale de la société : refus de participer à la mascarade électorale, refus du nationalisme et des guerres “patriotiques”, refus de la soumission à l’église et aux dogmes religieux, refus du culte du chef, du parti ou du maître, refus de ce socialisme imposé par en haut… »

Une mouvance antiautoritaire

Houle-Courcelles reconnaît qu’il serait abusif de parler d’une « tradition » anarchiste au Québec, mais il retrouve néanmoins, dans notre histoire, une « mouvance » d’inspiration antiautoritaire qui s’exprime sous trois formes différentes : un courant anarchiste bien défini, des pratiques contestataires qui s’en inspirent et, dans le camp adverse, un « spectre » anarchiste, « agité par les milieux conservateurs et réactionnaires, mais aussi par les directions des syndicats de métier, pour éloigner la classe ouvrière des perspectives de changement social ».

La première forme, c’est-à-dire l’anarchisme clairement revendiqué, se retrouve surtout dans les milieux juifs montréalais du début du XXe siècle. Animée, en grande partie, par des réfugiés fuyant les pogroms de la Russie tsariste, elle prend le visage d’un syndicalisme de combat, particulièrement dans l’industrie du vêtement, auquel s’ajoute une entreprise d’éducation politique. Surtout actif en milieu yiddishophone (et parfois anglophone), cet anarchisme est résolument antinationaliste (c’est-à-dire opposé au sionisme) et athée. Houle-Courcelles, à ce sujet, rapporte une anecdote significative. « Au début du XXe siècle, raconte-t-il, les anarchistes juifs montréalais se font une joie de partager ensemble un plat typiquement canadien-français : les fèves au lard. Il faut dire que la religion juive proscrit également de manger du porc. Une autre façon de faire un pied de nez à la religion. » Ce mouvement, qui fait aussi une place à l’action féminine, perdra de son influence à partir des années 1940.

La deuxième forme, une sorte d’anarchisme diffus colorant par moments le mouvement ouvrier et anticlérical, se développera plutôt dans le milieu francophone. Peut-on, comme le fait Houle-Courcelles, y faire entrer Arthur Buies ? Admettons que, comme « humaniste radical », le « libre-penseur anticlérical » mérite au moins le titre de précurseur.

Des communards au Québec

Là où cet ouvrage surprend franchement, c’est quand il suggère que « c’est peut-être grâce à la Commune de Paris si l’anarchisme pose véritablement son pied au Québec ». Le gouvernement canadien, semble-t-il (cet épisode pour le moins surprenant reste à creuser), aurait élaboré, avec le gouvernement français, un possible transfert de 35 000 communards au Québec. Opposée à cette solution qu’elle percevait comme un désaveu de la Commune, la Première Internationale l’aurait fait échouer. Malgré tout, « en 1871 et 1872, entre 1000 et 3000 communards s’exilent au Canada, la plupart à Montréal », et ils participent activement à quelques grèves sauvages—une appellation positive dans la logique anarchiste—au Québec.

Au passage, on apprend aussi, dans cet ouvrage, que les Canadiens français de la Nouvelle-Angleterre ne dédaignaient pas l’action radicale. En 1912, après une grève dans les usines textiles de Lawrence, au Massachusetts, pendant laquelle sa femme et ses enfants sont morts de faim, l’ouvrier Arthur Caron décide, avec des amis, de faire sauter la résidence de Rockefeller, propriétaire de milices patronales. La bombe leur explosera au visage.

S’il y a, toutefois, un seul nom francophone à retenir de cette histoire, c’est celui d’Albert Saint-Martin. « Marxiste libertaire » qui fut pendant un temps un membre influent de la section francophone du Parti socialiste du Canada, Saint-Martin a participé à la diffusion de l’espéranto comme langue des prolétaires de tous les pays, a tenté l’expérience d’une ferme collective autogérée, en 1910, près de Mont-Laurier, a fondé, en 1925, à Montréal, l’Université ouvrière, un lieu de rassemblement pour les libertaires anticléricaux, et a mis sur pied deux coopératives d’alimentation pendant la crise des années 1930. Sa devise était celle de Spartacus : « Nous n’avons pas d’armes, les Romains en ont pour nous. »

Après la Loi du cadenas instaurée par Duplessis en 1937, les mouvements qui se réclament de la gauche radicale seront presque condamnés à la clandestinité. Les automatistes de Borduas flirteront avec l’anarchisme, mais seul Claude Gauvreau, sur le mode exalté, poursuivra dans cette veine. En 1953, l’anarchiste québécois d’origine française Paul Faure tirera un bilan plutôt décevant de ces années d’activisme.

Cinquante ans plus tard, Mathieu Houle-Courcelles, lui, les retrace avec clarté et respect, pour inspirer ses camarades militants et leur dire qu’ils ne sont pas nés d’hier.

Louis Cornellier
Le Devoir, 12 et 13 avril 2008

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