Le Devoir, 12 décembre 2009
Livre référence:
Moments politiques
Politique – La démocratie de Rimbaud à Rancière
À retenir:
DÉMOCRATIE, DANS QUEL ÉTAT ?
Collectif
Écosociété
Montréal, 2009, 104 pages
MOMENTS POLITIQUES
Jacques Rancière
Lux
Montréal, 2009, 288 pages
Nous restons surpris de voir que le meilleur texte de Démocratie, dans quel état?, ouvrage collectif consacré à un mot dont, aujourd’hui, le sens ambigu résulte du consensus de ceux qui se croient vertueux, est un commentaire de Kristin Ross sur des vers de Rimbaud écrits vers 1874. Cependant, l’un des poèmes, Démocratie, ne nous dit-il pas que «nous alimenterons la plus cynique prostitution» de ce terme politique par excellence?
L’analyse qu’en fait la spécialiste américaine de la littérature comparée apporte une touche visionnaire à un petit livre, où les sept autres collaborateurs, presque tous des philosophes, brillent par leurs exposés pénétrants mais austères. Kristin Ross nous pousse à découvrir que le génie poétique et prophétique de Rimbaud renforce les idées essentielles de penseurs comme Giorgio Agamben, Slavoj Zizek et Jacques Rancière, réunis avec elle autour du thème de la démocratie.
Son interprétation du poème de Rimbaud, dont le titre même désigne le concept que l’ouvrage se propose de déchiffrer, est saisissante. Pour Kristin Ross, ces vers marquent «le moment précis où le terme « démocratie » cesse d’être utilisé pour exprimer les revendications du peuple dans une lutte de classe nationale mais vient JUSTIFIER la politique coloniale des « pays civilisés » dans un affrontement entre l’Occident et le reste du monde».
Voilà l’origine de la distinction entre la démocratie, conçue comme le gouvernement utopique de tous, et les démocraties occidentales, réduites à des gouvernements représentatifs fondés sur un seul principe inébranlable: l’électoralisme avec sa part d’imposture. Rancière résume on ne peut mieux les choses par le titre de l’entretien qu’il accorde: «Les démocraties contre la démocratie».
L’utopie démocratique, le philosophe a l’originalité de ne pas la voir comme un «idéal inatteignable» mais comme une «présupposition égalitaire». Par rapport à celle-ci, les démocraties occidentales, constituées par le capitalisme et l’électoralisme en «régimes oligarchiques», sont tenues «plus ou moins de se légitimer». Selon Rancière, la «fonction critique» de la vraie démocratie permet ainsi, au sein même de la «domination» par une minorité, d’«empêcher la politique de se transformer simplement en police».
Le caractère très exigeant de la démocratie, perçue comme une recherche désintéressée du bien commun, correspond à l’admiration du génie inventif de Mai 68 que le philosophe exprima lors du quarantième anniversaire des événements. Contenu dans Moments politiques (1977-2009), recueil d’interventions roboratives, ce témoignage éclaire la question.
Rancière y souligne que, pour les militants de Mai 68, «une révolution est un processus autonome de reconfiguration du visible, du pensable et du possible, et non l’accomplissement d’un mouvement historique conduit par un parti politique à son but». La réflexion est perspicace et rimbaldienne.
Comme Kristin Ross le suggère à propos du poème Solde, Rimbaud, vers 1874, pervertit par la satire la réclame publicitaire et le libre-échange, fruits de la montée de l’impérialisme des démocraties: «À vendre les Corps, les voix, l’immense opulence inquestionnable…» Il n’essaie pas de changer le cours de l’histoire en adhérant à une avant-garde révolutionnaire: il le bouleverse de l’intérieur.
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Michel Lapierre, Le Devoir
12 décembre 2009