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24 janvier 2016

Le Devoir, 11 septembre 2010

Livre référence:
L’Affaire Toulaév

Le curieux destin de Victor Serge

Curieux destin que celui de Victor Serge, écrivain de langue française apatride, socialiste errant, antistalinien jusqu’à son dernier souffle. Né Victor Napoléon Lvovitch Kibaltchitch à Bruxelles en 1890, il est condamné à cinq ans de prison en 1912 pour avoir hébergé et refusé de dénoncer les principaux membres de la fameuse bande à Bonnot (dont la police croyait qu’il était le cerveau), on le retrouve en Russie en 1919 où, passé de l’anarchisme au marxisme, il se met au service de la révolution.

«Un écrivain russe écrivant en français, résume avec justesse Susan Sontag dans un texte de 2004 qui sert de postface à cette nouvelle édition, cela signifie que Serge demeure absent, même dans les notes de bas de page, des histoires de la littérature moderne française et russe.» Il est vrai que, peu lu, auteur de plusieurs romans et d’essais édités au compte-gouttes, Victor Serge a une postérité difficile.

Membre de l’opposition de gauche soviétique, associé à la mouvance trotskyste, il est condamné à trois ans d’«exil intérieur» dans l’Oural en 1933. Il n’est pas exagéré de croire que, sans la campagne de soutien organisée par des écrivains occidentaux en sa faveur (dont Gide, Malraux et Romain Rolland), il n’aurait probablement pas survécu encore longtemps. Expulsé de l’URSS en 1936 manu militari, déchu de sa citoyenneté, Victor Serge se rend au Mexique en 1941, où il a pu poursuivre son œuvre d’écrivain. Il est mort d’un infarctus en 1947, sur la banquette arrière d’un taxi à Mexico.

Avec L’Affaire Toulaév, d’abord paru de manière posthume en 1948, c’est le roman froid du totalitarisme soviétique que Victor Serge a écrit. Une dissection posée, méthodique et sans lyrisme, écrite superbement dans la tradition des grands romans russes, qui nous dévoile les effets de cette monstruosité paranoïaque et bureaucratique à l’œuvre derrière les grandes purges staliniennes des années 30.

On y suit quelques trajectoires exemplaires qui convergent toutes, d’une façon ou d’une autre, vers «l’affaire Toulaév»: l’assassinat en plein jour, jamais élucidé, d’un haut dirigeant du parti. Un événement qui rappelle l’assassinat de Sergueï Kirov en 1934, habilement récupéré par Staline, et qui a ouvert la voie aux spectaculaires procès de Moscou.

Comme le croquemitaine géorgien, «le Chef» du roman de Victor Serge en profite lui aussi pour faire le ménage parmi les vétérans de la révolution d’Octobre, anciens compagnons de route bolcheviks de Lénine. Tandis qu’au même moment, loin des projecteurs, plusieurs centaines de milliers (peut-être même des millions) de citoyens «ordinaires» étaient exécutés ou envoyés dans des camps de travail.

Des créations
Contrairement à Arthur Koestler qui, dans Le Zéro et l’Infini, a reconnu s’être inspiré d’individus réels, Serge se revendique de la fiction pure. Ses personnages sont avant tout des créations: un assassin fortuit, des apparatchiks cernés de toutes parts et jamais complètement dupes d’un système qu’ils ont contribué à façonner, une armée de fantassins anonymes téléguidés par une force qui peut disposer de leur vie à tout instant. Des hommes et des femmes emportés par la marée.

Vingt ans après la Révolution russe, au sein d’une «société nouvelle rongée par de vieilles maladies», ils sont peu nombreux ceux qui auraient pu prédire que le prix de la vie humaine tomberait aussi bas. Procès absurdes, mascarades terriblement sérieuses, rouages bureaucratiques et procédures qui visent à broyer tous les soupçons. Comme on mène des animaux à l’abattoir, la machine stalinienne avance avec la fatalité des drames antiques, collectionnant les aveux imaginaires de crimes qui n’existent pas.

«Rien ne se fait, dans l’histoire, qui ne soit de quelque façon rationnel. Les meilleurs doivent parfois être broyés car ils nuisent, précisément parce qu’ils sont les meilleurs.» L’auteur des Mémoires
d’un révolutionnaire, qui était peut-être à sa façon l’un des meilleurs («l’un des héros moraux et littéraires les plus envoûtants du XXe siècle», écrit encore Sontag), nous raconte dans son ultime roman le drame des idéaux trahis.

Christian Desmeules, Le Devoir, 11 septembre

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