ACTUALITÉS

Portrait photo de Jean-François Nadeau.
18 novembre 2024

L’autopsie des «Têtes réduites» de Jean-François Nadeau

Quel rapport entre la romancière Anne Hébert et le hockey ? Entre la création du Monopoly et l’éloge de la paysannerie par la bourgeoisie urbaine de l’après-guerre ? Pour le savoir, il faut lire le dernier ouvrage éclaté et riche en raisonnements de Jean-François Nadeau, Les têtes réduites, qui paraît ces jours-ci en librairie. Le journaliste du Devoir y explore les multiples paradoxes qui constituent la distinction sociale au Québec, notamment à partir du duplessisme, période marquée par la « Grande Noirceur ».

Très tôt, Jean-François Nadeau est témoin d’une distinction sociale explicite, qui va le marquer durablement. Il narre dans les pages de son essai sa rencontre à Paris, au début de sa carrière, avec la grande Anne Hébert. La figure majeure de la littérature québécoise du XXe siècle n’a pas très envie de s’entretenir avec ce jeune journaliste de 23 ans. « Elle ne collaborait pas. La chimie entre nous deux n’opérait pas du tout, et je commençais à paniquer sérieusement », raconte-t-il en entrevue.

De fil en aiguille, la discussion réussit toutefois à s’animer, au grand bonheur de Nadeau, jusqu’au moment où le thème du hockey entre en jeu à travers les louanges que l’écrivaine fait de René Lecavalier, le commentateur sportif emblématique de La soirée du hockey, diffusée à la télévision de Radio-Canada de 1952 à 2004.

« L’écrivaine, qui vit alors à Paris depuis le début des années cinquante, ne s’intéresse pas du tout au hockey, auquel elle ne connaît rien », lance Jean-François Nadeau. « Au fond, elle avait découvert, de la même façon que la société de son époque, que ce jeu populaire était devenu un nouveau vecteur de nationalité. »

En fait, explique l’historien de formation, Hébert interprète le hockey sous le prisme du langage glorifiant le « bon français » du commentateur sportif Lecavalier, qui a, selon elle, le grand mérite d’avoir inventé non seulement un vocabulaire, mais aussi un rythme particulier pour décrire les parties de hockey dans la langue de Molière.

« Dans cette admiration qu’elle porte aux habiletés langagières du commentateur sportif, c’est moins le sport qui compte que le pouvoir de la langue des dominants. Ces propos expriment un vieux rapport de force entre les notables et le reste de la population », souligne-t-il.

Anne Hébert vient d’un milieu très aisé, rappelle Jean-François Nadeau, qui détaille dans l’essai les origines sociales privilégiées de l’autrice de Kamouraska. Elle défend, comme tant d’autres de son rang, une langue châtiée, qui n’a rien à voir avec celle parlée dans les rues ou dans les vestiaires des joueurs de hockey.

« Elle m’avait même dit que le niveau du français baissait au Québec et qu’il n’avait jamais cessé de reculer. Mais sur quoi se basait-elle pour affirmer cela, alors qu’elle n’avait jamais fréquenté les écoles ordinaires et qu’elle ne résidait plus au Canada depuis des lustres ? »

Un héritage encore présent

L’auteur de Sale temps (Lux Éditeur, 2022) explore et déconstruit, tout au long de son essai, ce processus par lequel les individus ou les groupes se différencient les uns des autres en fonction de critères sociaux, économiques et culturels. Il explique qu’il n’y a pas si longtemps, la grande bourgeoisie catholique faisait l’éloge de la paysannerie comme seule et unique garante des racines de l’identité nationale canadienne-française.

« La distinction sociale joue un rôle central dans la reproduction des structures de classe », précise Nadeau. « L’ironie dans tout cela, c’est que cette bourgeoisie qui se faisait le chantre de la vie en pleine nature n’a jamais habité à la campagne ! »

Pour Nadeau, ces marqueurs de distinction contribuent à la construction d’une hiérarchie, où une élite financière et religieuse parle à la place de la majorité de la population, « le vrai monde », tout en tenant un discours paradoxal. « Les possédants élevaient également au rang d’idéaux le labeur de la terre, l’ignorance et la pauvreté en même temps qu’ils faisaient la promotion d’un idiome qui n’était en usage que dans les beaux quartiers des métropoles québécoises », poursuit-il.

Et ce qui était vrai du temps de Duplessis l’est encore aujourd’hui dans une certaine mesure, indique-t-il, affirmant que cet héritage contradictoire pèse encore lourd sur les temps présents. Il cite la sphère médiatique, où toutes sortes de figures partagent des conceptions identitaires de la société qui ne sont pas si éloignées de ce monde passé, souligne-t-il.

« Ces gens nous parlent d’une nation et d’une société qui n’existent que dans leurs élucubrations. Une société axée sur les discours identitaires dans laquelle on ne les entend jamais parler de romans, de culture, de gens ordinaires ou de rapport au monde », dit-il.

L’essai de Jean-François Nadeau est d’un contenu large et bigarré. Lui-même l’admet volontiers, qualifiant joliment son écriture d’« arborescence ». Aux côtés des passages sur Anne Hébert, le hockey ou la bien-pensance ethno-religieuse du temps de la Grande Noirceur figurent divers thèmes qui vont des casse-croûte au Frère Untel en passant par un chapitre entièrement consacré à la mémoire du patriote Jean-Olivier Chénier. Mais c’est là tout l’intérêt de cet ouvrage hétéroclite, qui mêle récits personnels, réflexions philosophiques et travail méticuleux de l’historien.

« J’essaie dans ce livre de retourner au fond d’un certain nombre de concepts et de symboles québécois pour comprendre pourquoi on en est arrivés jusque-là. Je pense que nos vies ne sont pas à l’écart de l’histoire avec un grand H. Parfois, elle nous rattrape de façon étonnante. Beaucoup s’imaginent que l’histoire est un phénomène qui revient, c’est faux. L’histoire ne revient jamais, au pire elle bégaie. »


Ismaël Houdassine, Le Devoir, 18 novembre 2024.

Photo: Marie-France Coallier / Le Devoir

Lisez l’original ici.

Inscrivez-vous à notre infolettre

infolettre

Conception du site Web par

logo Webcolours

Webcolours.ca | © 2024 Lux éditeur - Tous droits réservés.