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24 janvier 2016

L’autjournal, décembre 2006

Livre référence:
L’impérialisme humanitaire

L’ingérence humanitaire n’est pas une panacée

Jean Bricmont vient d’écrire un livre extraordinaire qui décortique « l’idéologie de notre temps » : celle qui se sert des idées de défense des droits de l’homme pour légitimer l’ingérence militaire unilatérale dans les pays pauvres.

Cette idéologie, dit le professeur de physique théorique à l’Université de Louvain (Belgique), est le « cheval de Troie idéologique de l’interventionnisme occidental au sein de la gauche ».

Une bonne partie de la gauche, explique-t-il, défend les droits des minorités opprimées dans des pays lointains (Tchétchénie, Tibet, Kosovo, Kurdistan), proteste contre les violations des droits de l’homme à Cuba, en Chine ou au Soudan, dénonce la persécution des femmes dans les pays musulmans et la destruction de la forêt amazonienne. Elle le fait sans se poser de questions, avec un idéalisme presque « aveugle », finissant par admettre non seulement le droit, mais le devoir d’ingérence dans des pays souverains.

Ces défenseurs des droits de l’homme devraient pourtant savoir, écrit Bricmont, que l’Occident « est une source considérable de souffrances et d’oppressions » pour l’immense majorité du monde et, qu’à ce titre, il est lui-même en grande partie responsable des dictatures qui apparaissent dans le monde. « Quand des humains sont attaqués, explique Bricmont, ils ont souvent tendance à se défendre de façon excessive et irrationnelle », comme l’ont montré les états-uniens après le 11 septembre. Mais on présente la réaction américaine comme normale, alors que les réactions de l’URSS dans le passé, de Cuba ou du monde musulman aujourd’hui sont présentées comme « irrationnelles et déconnectées de toute menace ».

De plus, ajoute l’auteur, « une dictature est bien plus difficile à renverser ou à subvertir qu’une démocratie, ce qui fait que les assauts répétés des classes dirigeantes occidentales contre toute forme de socialisme, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, ont provoqué une sorte de sélection artificielle qui fait que seules les dictatures survivent ». Les droits de l’homme, raconte Bricmont, ont été présentés comme « l’âme de la politique étrangère américaine » par le président Carter alors que le prestige des États-Unis était au plus bas après l’échec du Viêt Nam. L’idéologie a une version modérée (protester en manifestant ou en envoyant des lettres contre les violations des droits de l’homme commises ou prétendument commises ailleurs) et une version plus dure (sanctions économiques et diplomatiques et éventuellement intervention militaire occidentale).

Pour bien des mouvements progressistes, les droits de l’homme sont devenus l’objectif principal, sinon unique, de leur action. Cela les mène à devenir « les idiots utiles » du néocolonialisme. Ces groupes refusent de voir que l’Occident, premier venu dans l’aventure du développement grâce notamment au colonialisme, interdit depuis aux pays pauvres de l’imiter réellement et d’avoir au moins les moyens de s’offrir la démocratie. Ils ignorent aussi les droits sociaux (santé, éducation, logement, travail, etc.). « Pourquoi, demande Bricmont, n’exigeons-nous pas des pays de l’Amérique latine qu’ils entreprennent des réformes pour rendre effectif l’accès aux soins de santé avec la même ferveur qu’on exige la démocratie à Cuba ? »

Pourquoi dire que tout le monde mange à sa faim en Tunisie entraîne immédiatement l’accusation de faire l’apologie de la dictature, alors que dire que le Brésil est une démocratie n’entraîne jamais celle de faire l’apologie des inégalités sociales ? La gauche, soutient Bricmont, devrait s’en tenir aux « arguments forts » contre les guerres. L’un d’eux est le respect du droit international.

Ce dernier, ajoute-t-il, est « un progrès majeur dans l’histoire humaine, comparable à l’abolition du pouvoir de la monarchie et de l’aristocratie, l’abolition de l’esclavage, le développement de la liberté d’expression, la reconnaissance des droits syndicaux et de ceux des femmes ou encore l’idée de sécurité sociale. » « Le droit international est de plus en plus attaqué, entre autres précisément parce qu’il n’offre pas assez de possibilités à l’ingérence unilatérale. »

Un autre argument fort consiste à garder une perspective anti-impérialiste. « Il faut fonder notre opposition aux guerres, spécifie Bricmont, sur le fait que les États-Unis et leurs alliés sont systématiquement hostiles à tout progrès social sérieux dans le Tiers-Monde » parce que cela menace potentiellement leur puissance. Dans plusieurs cas, ils encourageront « la subversion interne provoquée par des groupes sociaux, ethniques ou religieux ayant des revendications spécifiques difficiles à satisfaire. Toute répression de ces groupes, même si leurs activités étaient illégales et seraient tout autant réprimées ailleurs, sera condamnée au nom des droits de l’homme ».

La gauche, ajoute Bricmont, ne défend plus que des minorités qui, seules, ont le droit d’afficher des sentiments nationalistes. Toute référence aux intérêts de la nation est quasiment synonyme de fascisme. L’auteur dénonce fortement ce « fantasme anti-fasciste » consistant à dire qu’il ne faut pas répéter l’erreur passée quand « l’Occident, par lâcheté ou par indifférence, a trop tardé à faire une guerre préventive contre Hitler. » Mais, dit-il, « s’il n’y a pas eu de guerre contre Hitler, c’est entre autres parce que les réalisations sociales du fascisme faisaient partout l’admiration des couches sociales dominantes, les mêmes qui nous appellent aujourd’hui à mener des guerres préventives contre les nouveaux Hitler. »

L’idéologie de l’ingérence humanitaire culpabilise constamment les opposants aux guerres états-uniennes en leur disant, par exemple, qu’ils soutiennent Milosevic ou les Talibans. Mais « le monde est bien trop compliqué, selon Bricmont, pour que nous puissions contrôler toutes les conséquences indirectes de nos actions ». Cette culpabilisation amène la gauche à adopter ce que Bricmont appelle la position du « ni-ni » (ni Bush ni Saddam; ni Sharon ni le Hamas). On est loin du « FNL vaincra » pour le Viêt Nam, constate l’auteur. Qui songeait alors à dire « ni Johnson, ni Ho Chi Minh » ? Au début de la guerre d’Irak, Human Rights Watch et Amnesty International lançaient « un appel ferme aux belligérants pour qu’ils respectent les lois de la guerre ». Pas un mot sur l’illégalité, sur l’agression ou sur la disproportion des forces en présence. « Ces organisations, lance Bricmont, sont dans la situation de gens qui recommanderaient à des violeurs d’utiliser des préservatifs. »

De plus, maintenant que Milosevic et Saddam sont mis hors course, on fait quoi avec l’autre composante du « ni-ni » (avec l’OTAN et Bush) ? Rien, conclut Bricmont, et c’est là que réapparaît l’immense écart dans le rapport de force entre les États-Unis et leurs adversaires. Le « ni-ni » est aussi le symptôme « d’une dérive plus générale de la gauche qui, après l’échec du communisme, a adopté une attitude de pureté morale à bon marché » qui est « l’exact opposé de la politique ».

Pendant l’attaque contre Fallüdja, « les idées qui dominaient la gauche, au lieu d’un immense cri de protestation contre les atrocités américaines, étaient qu’il ne faut pas tomber dans l’anti-américanisme, ne pas se tromper d’ennemi, ne pas faire le jeu des islamistes ». Mais « toute politique effective a des côtés obscurs et des inconvénients ». Elle « revient souvent à défendre le moindre mal, par exemple le droit international par opposition à l’hégémonie américaine ». « Évidemment, ironise Bricmont, si on ne fait rien qui puisse avoir un effet dans le monde réel, on ne prend aucun risque et on ne sera pas accusé de soutenir Staline ou Pol Pot ».

L’auteur suggère enfin la création d’un « observatoire de l’impérialisme » pour dénoncer « les guerres et leur propagande, mais aussi les manoeuvres et pressions grâce auxquelles se perpétuent les injustices du monde ».

André Maltais
L’autjournal, décembre 2006

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