L’angoisse identitaire… et son antidote
Ce qu’on n’explique pas assez souvent, nous, les journalistes, c’est à quel point il est parfois difficile de mettre en ordre les propos recueillis lors d’une entrevue.
Un exemple ? J’ai passé récemment deux heures avec Jonathan Livernois, auteur d’une biographie1 sur le politicien Gérald Godin, qu’on décrivait comme un député-poète.
Nous avons parlé de ce livre, mais également d’un paquet de sujets pertinents sur lesquels il s’est penché au cours de la dernière décennie.
Alors avec quoi je démarre pour vous raconter tout ça ?
J’opte pour… le grand massacre des chats.
C’est ce qui m’a permis de comprendre ce qui sert de carburant au moteur intellectuel de Jonathan Livernois – ce gars qui ressemble davantage à un hipster du Mile End qu’à l’idée qu’on se fait d’un universitaire spécialiste des liens entre la littérature et la politique.
Ça nécessite certaines explications, je m’en rends bien compte.
Les voici.
Jonathan Livernois aime beaucoup l’historien américain Robert Darnton. Il apprécie tout particulièrement la façon originale utilisée par cet universitaire pour examiner les attitudes et croyances en France au XVIIIe siècle.
« Darnton s’est dit : qu’est-ce que je dois faire pour comprendre une telle civilisation ? », m’a raconté celui qui enseigne à l’Université Laval depuis 2013.
Sa solution ?
Il a étudié « l’affaire la plus fuckée qui soit, à savoir ce qu’il trouve dans les mémoires d’un imprimeur qui dit : quand j’étais jeune, on avait massacré plein de chats et c’était vraiment drôle ». Ce qui est, à notre époque, difficilement concevable.
En somme, pour nous éclairer sur la société française d’alors, l’historien américain « prend l’élément le plus surprenant », explique Jonathan Livernois.
Intellectuel engagé
À l’image de Robert Darnton, Jonathan Livernois m’a dit que le point de départ de son essai précédent, Entre deux feux, est quelque chose qui l’a « vraiment surpris ».
C’est un livre qui porte sur les liens entre la politique et la littérature au Québec au cours des siècles derniers. En abordant ce sujet, l’auteur a appris qu’Honoré Mercier, premier ministre du Québec de 1887 à 1891, a déjà été interpellé par le chef de l’opposition qui lui reprochait… la liste des livres achetés par son gouvernement !
« À l’époque, il n’y avait pas de subventions, alors le gouvernement achetait des livres, pour les distribuer aux députés, aux ministères, etc. », explique-t-il.
« Ce qui m’a sidéré, c’est de voir Honoré Mercier se lever en Chambre et défendre chaque titre de la liste. Et de le voir se dire écrivain, alors que ce n’était pas un écrivain. […] Ça m’a vraiment fasciné. Je me suis dit : comment ça se fait qu’il y ait une telle proximité entre le politique et le littéraire au XIXe siècle ? »
Et il en a tiré un livre.
La publication de la biographie de Gérald Godin relève d’une logique assez similaire. C’est l’étonnement qui, à la base, a guidé Jonathan Livernois.
Élu à l’Assemblée nationale en 1976, Gérald Godin a été le « premier vrai littéraire d’importance » à s’y retrouver depuis Félix-Gabriel Marchand. Celui-ci était premier ministre du Québec et il est mort en exercice en… 1900.
« Ça m’a intrigué », lance l’auteur.
Je n’utilise pas le verbe « lancer » par hasard. Jonathan Livernois est un gars affable, qui parle avec passion et avec bagout des sujets qu’il étudie.
L’histoire des idées au Québec, ce qui le branche par-dessus tout, est un sujet plutôt pointu.
Mais tout ce qu’il raconte, il le fait avec un tel enthousiasme et un tel talent pour la vulgarisation que celui qui l’écoute est forcément captivé.
Peut-être parce qu’il garde cette capacité de s’émerveiller et de s’étonner face à tout ce qu’il observe.
Peut-être aussi parce que ce professeur né à Saint-Constant (il habite aujourd’hui une maison ancestrale à Deschambault, dans la région de Québec) ne vient pas d’un milieu universitaire et dit avoir « une réaction épidermique » à l’égard du snobisme.
Peut-être, enfin, parce que celui qui me donne rendez-vous dans un café de la Petite Italie compte parmi ses héros le regretté sociologue Fernand Dumont (avec René Lévesque et Jean Jaurès).
Il s’en inspire et souhaite être, comme lui, un « intellectuel engagé ».
«J’aime le travail universitaire, la recherche et tout ça. Mais je trouve que ça demeure un peu vain sans le travail que je fais de transfert de connaissance – comme on dit dans les demandes de subventions –, et, en même temps, ce travail d’essayiste.»
– Jonathan Livernois
Il se considère comme « extrêmement chanceux » d’exercer le métier de professeur d’université. Et ça paraît.
C’est aussi, à mon sens, un des jeunes intellectuels québécois – il a 41 ans – dont les œuvres publiées au cours de la dernière décennie ont été les plus stimulantes.
Godin et… Catherine Dorion
Mais revenons à Gérald Godin.
« Est-ce qu’il était vraiment un poète perdu en politique ? C’est aussi pour ça que je me suis intéressé au personnage. » C’était une combinaison, là encore, pour le moins étonnante.
La réponse à cette question, je la connaissais. Gérald Godin était tout sauf perdu. L’universitaire l’explique dans sa biographie.
«C’était un politicien jusqu’au bout des doigts, renchérit l’expert. Pourquoi il faudrait que ça s’oppose, politique et poésie !»
– Jonathan Livernois
Jonathan Livernois aborde alors le sujet de la députée solidaire Catherine Dorion, qui a dit tout le mal qu’elle pense de son séjour en politique.
« Dans son livre récent, Les têtes brûlées, elle oppose les deux. Systématiquement. Comme si elle ne trouvait pas sa place », signale-t-il.
Il reconnaît que le climat au parlement n’est « peut-être pas le même que dans les années 1970 », mais souligne que Godin comprenait l’importance des « procédures » à Québec.
« Sa vision très humaniste, il a réussi à la faire passer dans des formes prédéterminées, prédéfinies, alors que Catherine Dorion n’a pas été capable de faire ça. »
Il ajoute que chez Godin, « la politique alimentait la poésie et la poésie alimentait la politique ».
Il y a toutefois d’autres raisons pour lesquelles le professeur de l’Université Laval s’est intéressé à Gérald Godin au point d’y consacrer trois ans de sa vie « presque à temps plein ».
C’est aussi, m’a-t-il dit, que le député-poète a été à la source d’un de ses « premiers sentiments nationalistes ». Ça s’est produit lorsqu’il a vu le documentaire Québec… un peu… beaucoup… passionnément…, au sujet de Gérald Godin et de sa conjointe, la chanteuse Pauline Julien.
« On suit leur trajectoire et il y a aussi l’histoire du Québec là-dedans. C’est pas subtil, mais c’est intéressant, et je me souviens d’avoir été marqué par ce couple-là. Je devais avoir 8 ou 9 ans. »
Nationalisme identitaire
Il est clair, également, que la vision du nationalisme épousée par Gérald Godin résonne chez Jonathan Livernois.
Il était le « champion de la diversité au sein du gouvernement de René Lévesque », rappelle l’auteur dès les premières pages de la biographie. On a d’ailleurs immortalisé sur un mur, tout près du métro Mont-Royal, un de ses poèmes où il parle des immigrants qui font battre « le vieux cœur » de Montréal.
Je présumais que le choix de la députée solidaire Ruba Ghazal pour signer la préface de son livre n’était pas anodin.
Il le confirme.
Il a lui-même contacté la députée de Mercier (la même circonscription que Gérald Godin à l’époque).
« Une Palestinienne née au Liban, enfant de la loi 101, qui arrive ici à 12 ans et qui apprend le français. […] Je lui ai dit : pour moi, c’est clair, tu représentes parfaitement l’esprit de Godin. »
Dans le même ordre d’idées, j’aborde avec Jonathan Livernois ce qu’il a écrit dans son essai La route du Pays-Brûlé, en 2016. Le fait qu’il se sentait « un peu moins souverainiste, par les temps qui courent ». C’était le cas, trois ans après la Charte des valeurs du Parti québécois, en raison du « repli inquiétant » des souverainistes.
Je lui demande ce qu’il pense du constat de la journaliste Francine Pelletier. Dans un essai récent (Au Québec, c’est comme ça qu’on vit, paru chez Lux), elle parle d’une « longue bascule » qui a mené le Québec « du nationalisme progressiste de René Lévesque » au nationalisme identitaire en vogue aujourd’hui.
« C’est une vision que je partage, me dit Jonathan Livernois. Peut-être que des fois, c’est un peu carré, mais globalement, je suis assez d’accord avec elle. »
«Je n’en finis plus de compter les gens qui me disent à propos de Godin : c’était l’image même du PQ, c’est ce qu’on voulait, mais c’est plus ça pantoute. Ce sont beaucoup des gens qui sont allés vers Québec solidaire, mais qui ne sont pas tout à fait satisfaits de Québec solidaire.»
– Jonathan Livernois
Je lui fais remarquer que l’angoisse identitaire qui caractérise notre époque – à laquelle Gérald Godin était autrefois un antidote – a contribué à l’élection de Donald Trump et de plusieurs autres politiciens ces dernières années.
Et que ça demeure une recette pour le succès en politique de nos jours.
« Oui. Tout à fait, admet-il. Mais est-ce qu’on veut des politiciens qui réussissent comme ça ? Est-ce qu’on se souhaite ça ? La recette est là et je comprends qu’elle fonctionne, mais mon dieu que c’est déprimant. »
Alexandre Sirois, La Presse, 14 janvier 2024.
Photo: © Martin Chamberland, La Presse. Jonathan Livernois, en entrevue avec notre chroniqueur.
Lisez l’original ici.