«L’anarchisme»: une soif de liberté absolue
Rares sont les doctrines qui ont été aussi mal comprises dans l’opinion publique que l’anarchisme, énonce d’entrée de jeu George Woodcock dans son ouvrage L’anarchisme. Une histoire des idées et mouvements libertaires.
Synonyme de chaos pour certains, de destruction ou encore de nihilisme pour d’autres, l’anarchisme ne ressemble en rien à cette image de désordre social si fortement ancrée dans notre imaginaire collectif, nous explique l’historien canadien. L’anarchisme doit plutôt être vu comme cette « situation positive où la domination n’est plus nécessaire au maintien de l’ordre ».
Sorte d’idéal, qui place l’individu au centre de sa réflexion, l’anarchisme cherche à « apporter des transformations fondamentales à la structure de la société et, en particulier […], [à] remplacer l’État autoritaire par une forme de coopération non gouvernementale entre des individus libres », expose l’auteur dans cet essai qui vient tout juste d’être traduit en français par le Québécois Nicolas Calvé chez Lux éditeur.
Une coopération vue comme un retour à « une conception morale et naturelle de la société », dans laquellecelle-ci n’est pas abolie, mais plutôt rebâtie « grâce aux liens libres et naturels de la solidarité ».
Ainsi, pendant que « la démocratie repose sur la souveraineté du peuple, l’anarchisme défend la souveraineté de la personne », résume l’auteur.
Publié en 1962, puis réédité en 1985, sans jamais avoir été traduit en français jusqu’à ce jour, l’ouvrage de Woodcock retrace l’histoire de l’anarchisme classique des XIXe et XXe siècles, portée par ses personnages marquants et déclinée au gré de ses victoires et de ses échecs.
Au fil des 517 pages du livre, William Godwin, Pierre-Joseph Proudhon, Michel Bakounine, Pierre Kropotkine et Léon Tolstoï font germer cette idée de bâtir des sociétés sans État, nous raconte Woodcock. Bien qu’ils ne se soient pas tous définis comme des anarchistes, ces penseurs, mus par un rejet de l’autorité et partageant un désir de changement social profond, ont tous contribué à fonder les socles de la théorie libertaire.
Alors que Godwin imaginait une plus grande décentralisation administrative, Proudhon rêvait d’une banque du peuple, Bakounine prônait un soulèvement destructif, Kropotkine aspirait à créer des coopératives de consommateurs et de producteurs et Tolstoï détaillait dans ses romans un idéal de solidarité universelle.
« Ce que j’ai aimé en traduisant cet ouvrage, c’est que c’est vraiment un livre d’histoire et non un livre théorique », souligne Nicolas Calvé en entrevue. Un livre grâce auquel on peut « voir des personnages en chair et en os dans leurs interactions », poursuit-il.
Tous ces personnages poursuivent cette même quête de liberté, qui prend des contours protéiformes. Car en plus d’être une philosophie politique, l’anarchisme est un mouvement social qui s’est décliné au fil du temps en une succession de courants nés de la pensée de figures emblématiques, explique Francis Dupuis-Déri, professeur au Département de science politique de l’UQAM et également auteur de livres sur l’anarchisme. Des courants qui se rejoignent au confluent d’une même idée, mais dont l’un des principaux points d’achoppement est toujours demeuré l’utilisation ou non de la violence.
Toujours d’une grande pertinence aujourd’hui, l’ouvrage de Woodcock était à l’époque l’un des premiers livres d’introduction à l’anarchisme, dit M. Dupuis-Déri. « C’est un livre important pour cela, mais aussi parce qu’il a été écrit par un grand intellectuel, un vrai écrivain. C’est un livre très clair et très bien écrit », souligne-t-il.
Une société idyllique ?
Rêvée par tant de militants libertaires, cette société composée d’individus totalement libres n’a jamais été implantée durablement à grande échelle. Mais plusieurs succès ont jalonné sa route, définissant les contours de modes d’organisation volontaires.
En France, le mouvement anarcho-syndicaliste a bénéficié d’un réel soutien de masse, rapporte l’auteur, et Mai 68 a permis aux anarchistes de humer de près le parfum d’une réelle révolution. Plus au sud, l’anarchisme a trouvé son terreau le plus fertile dans l’Espagne préfranquiste avec la création de collectifs paysans et la prise en main d’usines et de services publics à Barcelone. Mais puisqu’il s’agit « d’un idéal, il ne pourra sans doute jamais se réaliser » à grande échelle, note Woodcock.
L’anarchisme, c’est un élan de l’être humain vers sa libération, son autonomie, la réalisation de son potentiel et la volonté de fonctionner sur une base d’entraide au quotidien
— Nicolas Calvé
Est-ce donc dire que l’anarchisme relève de l’utopie ? Pas pour Nicolas Calvé, qui y voit plutôt une tendance naturelle vers laquelle tend l’humanité. « L’anarchisme, c’est un élan de l’être humain vers sa libération, son autonomie, la réalisation de son potentiel et la volonté de fonctionner sur une base d’entraide au quotidien », relève-t-il.
L’abolition de l’État n’est pas une condition sine qua non à la mise en oeuvre d’idées libertaires, explique-t-il. « Si vous organisez un party avec des amis, c’est de l’anarchie parce que vous n’avez pas besoin d’un chef pour vous dire comment le faire. »
Aujourd’hui encore, l’idée polymorphe ressurgit ici et là dans l’histoire, s’immisçant par exemple dans les mouvements altermondialiste et écologiste, ou encore dans la grève étudiante de 2012. « Les anarchistes insufflent dans ces mouvements une dynamique et un mode d’organisation plus participatif, moins autoritaire et moins hiérarchique », remarque M. Dupuis-Déri.
Les Kurdes, qui aspirent à créer leur propre État, fonctionneraient selon un mode anarchiste, rapporte le professeur. Des éléments qui relevaient de l’anarchisme ont aussi été observés chez les zapatistes, au Chiapas, dans les années 1990.
Les idées libertaires ne sont toutefois pas exemptes de contradictions. Tout comme Woodcock, Nicolas Calvé se méfie de la tyrannie morale qui découle de la mise en application des principes anarchistes. « Si tu abolis toutes les instances et que tu vis dans un monde horizontal, la seule façon de faire régner l’ordre, c’est par la tyrannie de l’opinion publique », évoque le traducteur.
Magdaline Boutros, Le Devoir, 30 mars 2019
Image: Tiffet
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