L’anarchie – Bibliothèque Fahrenheit 451
« Le mot anarchie vient du grec et signifie, à proprement parler, sans gouvernement » rappelle Errico Malatesta (1853-1932). Précision nécessaire car le terme est constamment dévoyé, associé au désordre et à la confusion, pour entretenir à dessein le préjugé que les gouvernements sont indispensables à la vie sociale. Ce fut, au temps de la monarchie, aussi le sort réservé au mot république. Il suffirait donc de persuader l’opinion que le gouvernement n’est non seulement inutile mais extrêmement nuisible pour que l’anarchie, de fait, signifie pour tous : ordre naturel, harmonie des besoins et des intérêts de tous, liberté totale dans la solidarité totale.
L’État est l’ensemble des institutions politiques, législatives, judiciaires, militaires, financières, etc, qui enlèvent au peuple la gestion de ses propres affaires, la détermination de sa propre conduite, le soin de sa propre sécurité pour les confier à un petit nombre. C’est une réalité abstraite qui s’incarne dans le gouvernement. On voudrait nous imposer une vision abstraite du gouvernement : un être moral doté de certains attributs (la raison, la justice, l’équité), indépendant des personnes qui le composent, qui survivrait toujours aux coups que ceux-ci lui portent et aux erreurs qu’ils commettent. Mais le gouvernement, c’est bien l’ensemble des gouvernants.
S’il existait des hommes dont la bonté et le savoir étaient infinis, si le pouvoir gouvernemental allait aux meilleurs d’entre eux, leurs capacités ne seraient-elles pas paralysées ? Ne gaspilleraient-ils pas leur énergie à se maintenir au pouvoir, à contenter leurs amis, à tenir en échec les mécontents et mater les rebelles ?
Si les gouvernants s’imposent à la suite d’une guerre ou d’une révolution, quelle garantie avons-nous que l’intérêt commun les anime ? S’ils sont choisis par une classe ou un parti, ne feront-ils pas triompher les intérêts de cette classe ou de ce parti ? Élus au suffrage universel parce qu’ils ont su mieux que les autres manipuler la population ?
Les théoriciens de l’autoritarisme présentent le gouvernement comme le modérateur des antagonismes naturels des intérêts et des passions, qui assignerait droits et devoirs de chacun. Théorie inventée pour justifier les faits, défendre le privilège et le faire accepter par ses victimes car tout au long de l’histoire, le gouvernement reste synonyme soit de la domination brutale, violente et arbitraire d’un petit nombre, c’est-à-dire à l’origine du pouvoir politique, soit de la domination économique de ceux qui ont accaparé par la ruse, la force ou l’héritage, les moyens d’existence, et donc à l’origine de la propriété.
Dans quelques sociétés primitives et peu populeuses, les pouvoirs politiques et économiques ont pu être réunis mais, la plupart du temps, la classe privilégiée des exploiteurs se développe à l’ombre du pouvoir, c’est-à-dire du gouvernement, finissant toujours par le soumettre et en faire un gendarme à son service. Puis, comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, la classe capitaliste place des membres du gouvernement issus d’elle-même. Le suffrage universel est un leurre destiné à tromper le peuple, une concession accordée pour éviter qu’il ne pense à s’émanciper, lui donnant l’espoir vain d’arriver un jour au pouvoir. Le rôle du gouvernement est toujours de défendre les oppresseurs et les exploiteurs. S’il met parfois en place des réformes trompeuses, des services publics, c’est pour feindre d’être le gardien du droit de tous, pour faire accepter les privilèges d’un petit nombre.
Pourtant, Errico Malatesta pense que l’humanité n’est pas condamné « à se débattre à tout jamais entre la tyrannie des vainqueurs et la révolte des vaincus » car la loi qui la gouverne est la solidarité.
L’homme est animé par deux instincts fondamentaux : celui de sa propre conservation et celui de la conservation de l’espèce. Dans la nature, les êtres vivants peuvent améliorer leur existence soit par la lutte individuelle contre les éléments et les autres individus, soit par l’appui mutuel, la coopération. Force est de constater que la coopération est devenue chez les hommes l’unique moyen de progrès et la lutte sera toujours inapte à favoriser le bien-être des individus. La solidarité est le seul état que permette à l’homme de déployer toute sa nature, le concours de chacun au bien de tous et de tous à celui de chacun. Errico Malatesta constate que dans l’histoire, le principe du chacun pour soi complique et paralyse la guerre de tous contre la nature, pour un plus grand bien-être de l’humanité, les hommes cherchant à préserver leurs privilèges ou à en conquérir tandis que les autres voudraient se révolter contre l’injustice.
Les masses opprimées ne se sont jamais résignées complètement à l’oppression et à la misère. Elles commencent à comprendre qu’elles ne pourront s’émanciper que grâce à l’union, grâce à la solidarité de tous les opprimés, à condition de posséder les moyens de production, la terre et les instruments de travail, donc avec l’abolition de la propriété individuelle.
Il répond à quelques objections qui sont régulièrement faites aux anarchistes, notamment de la part des autoritaires.
La nature et le rôle du gouvernement ne changeraient pas si les conditions sociales étaient changées car l’organe et la fonction sont inséparables.
L’action sociale n’est ni la négation ni le complément de l’initiative individuelle : elle est la résultante des initiatives, des pensées et des actions de tous les individus qui composent la société.
Il s’agit de donner les mêmes droits et les mêmes moyens d’action à tous, d’en finir avec la seule initiative d’un petit nombre qui entraîne nécessairement l’oppression de tous les autres.
Pour comprendre comment une société peut vivre sans gouvernement, il suffit d’observer qu’en réalité, la plus grande partie de la vie sociale s’accomplit aujourd’hui hors des limites d’intervention du gouvernement.
Si le peuple avait la possibilité de penser par lui-même à la production et à l’alimentation, il ne se laisserait pas mourir de faim en attendant qu’un gouvernement ait fait des lois dans ces domaines.
Quand l’intérêt de tous sera l’intérêt de chacun (et il le sera nécessairement si la propriété individuelle n’existe pas), tous agiront.
Errico Malatesta refuse de donner une solution officielle à tous les problèmes qui se présenteront dans la société future car ce serait se déclarer gouvernement et prescrire un code universel pour tous les hommes à la façon des législateurs de la religion.
Texte d’une grande clarté et d’une immense portée.
Bibliothèque Fahrenheit 451, 23 juillet 2017
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